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Nous écrivions en effet

NOTES DE LECTURES
Genève, juin 2016

GRATIEN, B. (ed). 2013
Abou Sofyan et Zankor : prospection dans le Kordofan occidental (Soudan). Lille : Presses universitaires du Septentrion  (Mission archéologique française de Gism el Arba (Soudan)

 

Le livre présente les résultats de prospections menées entre 2002 et 2005 par les équipes de l’Université de Lille dans les zones proches du Ouadi el-Milk qui, comme le Ouadi Howar, rejoint le Nil dans la région de Debba. La zone explorée se situe donc à l’est du Darfour et au nord du Kordofan au Soudan, dans une région particulièrement isolée, à l’écart du bassin du Nil, et mal connue au plan archéologique, ce qui constitue tout l’intérêt de ce travail.

La monographie se présente essentiellement comme un catalogue descriptif des découvertes ; elle est un excellent exemple de cette archéologie descriptive pour laquelle on a de la peine à saisir les objectifs scientifiques, en deux mots l’exacte antithèse des prospections menées par Jean Claude Gardin en Bactriane. L’accumulation d’informations, si minutieuses soient-elles, ne fait pas l’Histoire (Gallay à paraître).

Loin de nous de critiquer ce travail compilatoire méticuleux résultant d’un engagement important sur un terrain désertique particulièrement difficile, mais force nous est de constater qu’il nous a fallu un effort de lecture considérable pour tenter de dégager de toutes ces descriptions ce qui fait l’intérêt de ces recherches.

Resté sur notre faim, nous avons voulu tenter de mettre en évidence l’apport des observations réunies notamment pour l’histoire du monumentalisme saharien, un  sujet pour lequel les données étaient à ce jour, pour cette région, quasi absentes.

Comme à notre habitude (Gallay 2016a, b, c) nous mobiliserons dans notre restitution : les données archéologique, les sources ethnohistoriques, ainsi que les données linguistiques, en ajoutant quelques mots sur ce que nous pouvons dire des types de sociétés auxquelles les monuments peuvent faire référence.

Nous suivrons ainsi un ordre chronologique en nous demandant : quelle histoire pouvons-nous raconter à travers des épisodes par ailleurs sans continuité chronologique.

 

1. Néolithique : 4000-2000 CalBC

A cause des changements climatiques, le Wadi Howar inférieur semble avoir été complètement abandonné au second  millénaire calBC alors que l’occupation de la partie moyenne continue jusqu’au premier millénaire calBC. Jean Claude Rilly (2009-2010) et Gerrit Dimmendaal (1984, 2007) permettent de comprendre la diaspora issue de cette région du fait des dégradations climatiques, diffusion concernant les populations rattachables à la famille Est-Soudanique du phylum nilo-saharien.

Dans ce scénario le peuplement du Dafour-Kordofan antérieur à la diffusion de la langue arabe regroupe des populations de langue tama et proto-nubienne auxquelles il est possible d’attribuer les vestiges découverts (fig. 1 et 2).

 

Fig. 1. Classement phylogénétique des langues est-soudaniques issues de la diaspora du Wadi Howar dans le deuxième moitié du 3ème millénaire calBC. La zone grisée correspond au domaine couvert par les prospections. Schéma Alain Gallay.

 

 

Fig. 2. Diaspora des populations du Wadi Howar. Ligne horizontale : séparation géographique entre le Soudanique oriental nord et le Soudanique oriental sud. Cadre noir : Monts Nuba dont l’extrême diversité linguistique révèle une zone refuge. Cadre rouge : zone prospectée. Carte Dimmendaal 1984, p. 342.

 

Les sites néolithiques restent peu nombreux et livrent des tumulus de pierrailles d’un diamètre de 2 à 5 m. La moitié d’entre eux sont précédés d’une allée bordée d’une double rangée de pierres levées ou stèles, sur le côté méridional de préférence, allée de plusieurs mètres de longueur (ABS V). fig. 3).On a également décrit une zone de 20m de long couverte de rangs de pierres levée de 0.8 à 1 m de haut. Deux dates situent cet ensemble entre 3900 et 2100 calBC.

 

Fig. 3. Tumulus et monolithes néolithiques du site ABS V.

 

On peut rattacher à cette période des gravures de bovidés domestiques sans bosse à grandes cornes en lyre vues de face (de type sanga ?) (fig. 4 et 5). La présence de la girafe, animal reconnu comme appartenant à l’une des rares espèce ayant pu survivre ponctuellement aux phénomènes de désertification, l’absence de la grande faune sauvage africaine, comme l’éléphant, paraît indiquer que les gravures ont été réalisées au moment où la région subissait une dégradation climatique (ABS I et II).

 

Fig. 4. Dates des premiers bovidés domestiques das la région du Wadi Howar (http://chaz.org/Courses/Nile/Predynastic_Egypt.html).

 

Fig. 5. Gravure de bovidés domestiques du site ABS I.

 

Rappelons que cette époque correspond dans la vallée du Nil au Kerma ancien (2500-1500 calBC). Le Darfour-Kordofan restera à l’écart des formations proto-étatiques et étatiques de la vallée du Nil pendant la plus grande partie de son histoire, les connexions culturelles restant, aux dires des auteurs, quasi inexistantes.

 

2. Fin du Néolithique : 800-400 CalBC

Les sépultures tumulaires persistent et peuvent s’associer à des enceintes circulaires comme à Abou Sofyan II (ABS II) (fig. 6). Certaines gravures présentant des guerriers portant des lances ou des hallebardes à lame triangulaire font penser à des gravures de l’ouest saharien (Tibesti, Aïr).

 

Fig. 6. Plan du site ABS II (El Hoch).

 

Dans la vallée du Nil, cette période correspond au royaume de Napata et la fondation de la XXVème dynastie dite nubienne ou kouchite (747-656 BC).

 

3. Culture de Zankor, 400-0 calBC

Cet épisode, illustré par l’agglomération fortifiée de Zankor, constitue une parenthèse originale, à la fois par son développement « urbain » et par ses sépultures tumulaires de grandes dimensions associant brique crue et brique cuite, un matériau très inhabituel en milieu saharien, qui ne sera plus utilisé par la suite.

Secteur de Zankor

Mis à part un très vaste champ tumulaire correspondant à la ville antique (ZK 1012)  une vaste nécropole constituée de tombes assez éparses aux superstructures en briques, grès ou schiste, a été installée à proximité du rempart de la citadelle. Les pierres qui constituent les superstructures étant issues du pillage de la clôture, celles-ci sont donc postérieures à l’occupation de la ville. Ces échantillons font états d’une occupation s’étendant sur près de trois siècles, soit du début du IVème siècle au début de notre ère.

Secteur d’Abou Sofyan

Le cimetière comporte des tumulus de très grandes tailles construits de briques crues et de briques cuites (fig. 7). Plusieurs des tumulus de très grandes tailles sont eux-mêmes entourés de tumulus secondaires aux superstructures plates, et de tailles inférieure (AB 1). Les dates situent cet ensemble entre 300 et 120 calBC.

 

Fig. 7. Abou Sofyan. Construction de briques du tumulus ABS IA.

 

Cette période correspond au royaume de Méroé et au transfert de la nécropole royale de Napata à Méroé. Les auteurs insistent sur l’absence de connexion entre la culture de Zankor et la vallée du Nil. La question des briques interpelle pourtant. La brique crue est connue dès le Kerma ancien (Bonnet 1990), mais on notera que la brique cuite apparaît dans la construction des pyramides de Méroé au IIIème siècle calBC, soit à la même époque que dans la culture de Zankor.

Point crucial, la question de l’esclavage : l’Egypte recevait des esclaves de Nubie constituant soit des prises de guerre, soit des tribus (Renault, Daget  1985). La Darfour-Kordofan restent à l’écart de ce flux sud-nord, mais pouvait déjà, à l’époque, servir de lieu de prédation de la part des Etats de la vallée du Nil comme ce sera le cas plus tard. Le développement urbain de la culture de Zankor ne peut se comprendre par rapport à cette logique esclavagiste et se situe dans la problématique des cités-Etats, un concept d’ailleurs très flou, et l’apparition d’une certaine hiérarchisation sociale difficile à préciser.

 

4. Vers l’an 1100- 1300 calAD

Aucun vestige rattachable à cette période n’est identifié alors que la région subit, semble-t-il, de nombreux raids esclavagistes.

Après le déclin de Méroé, trois royaumes chrétiens se forment au VIème AD : ceux de Makurie et de Nobatie, qui s'unirent ensuite pour former le royaume de Dongola, et celui d’Aloa (ou Alodie), plus au sud. Selon le récit d’Ibn Selim, le chef d’Aloa possède de vastes territoires au sud et à l’ouest qui doivent être habités par une population nomade et non-chrétienne ; si la vallée est chrétienne, vers l’an 1000, les déserts restent païens.

Le commerce des esclaves va s’intensifier dès le XIIème siècle. Les Etats pratiquaient le commerce des esclaves, à partir des ressources du Kordofan et du Darfour aux XIIème et XIIIème siècle. Le royaume de Makouria, en 1276 paie le tribut baqt, dont plusieurs centaines d’esclaves envoyés au Caire. Alors que les Arabes prennent le contrôle du nord de la Makuria, le royaume de Dotawo subsiste en Basse-Nubie ainsi que d’autres petits royaumes.

 

5. Culture des tumuli à enceintes carrées 1300-1400 calAD (XIVème siècle)

Le XIVème siècle  s’illustre par contre par une grande quantité de vestiges découverts. Parmi ces derniers il convient de signaler les nombreuses nécropoles associant de grands tumulus constitués de pierrailes et inscrits dans un champ quadrangulaire de pierres dressées muni de quatre antennes et de simples tumulus de plus petits diamètres.

La tombe ZK1022A de Zankor peut servir de référence pour ce type de monument.

Le tumulus se dresse au centre d’un quadrilatère de 35 sur 40 m de côté constitué de blocs et de dalles à l’origine posés verticalement et fichés dans le sol de 0.30 à 0.90 m de haut. Elles sont régulièrement distribuées pour former des alignements ainsi que quatre allées partant des points cardinaux vers le centre. Quatre antennes complètent cet arrangement (fig. 8).

La fosse d’inhumation est ovale (1.60 x 1.40 m), le défunt déposé à 2.60 du sol. Le mobilier se limite à un cadre de lit, sans pied, en matériaux périssables et à des éléments de parure. Le corps inhumé sur une armature de bois constituée de trois branches disposées parallèlement et reliées entre elles par une quatrième pièce de bois située sous la tête du défunt. Cet assemblable  a servi de support à une natte composée d’éléments végétaux comparables à des roseaux. L’ensemble est recouvert d’une couverture de peau sur laquelle le corps était déposé, ceint d’un linceul tissé (fig. 9).

 

Fig. 8. Zankor. Tumulus à enceinte quadrangulaire ZK 1022A.

 

 

Fig. 9. Zankor. Tumulus à enceinte quadrangulaire ZK1022A. Coupe du tumulus et relevé de la tombe situé au fond du puits funéraire. Les relevés permettent difficilement d’articuler le puits avec la chambre adjacente superficielle dont la forme rectangulaire régulière reste difficilement compatible avec l’idée d’une fosse de violation.

 

Ce phénomène semble être caractéristiques des siècles précédant l’introduction de l’Islam dans la région. Ce texte pourrait parfaitement s’appliquer au Darfour-Kordofan :

 

« Ce qui est intéressant est l’apparent renforcement de diverses traditions funéraires de type tumulaire dans plusieurs régions d’Afrique au cours de la période qui s’écoule entre la naissance de l’Islam et l’arrivée de ses idées et prescriptions dans ces régions. Dans chacun des cas évoqués, les tumulus sont des monuments imposants dont la réalisation a nécessité une mobilisation importante de main d’oeuvre (…). Il y a là l’indice d’un statut social important permettant une accumulation de richesses et un train somptuaire dont témoigne (parfois) le mobilier funéraire. Le nombre et la distribution des monuments, dessinent une maille serrée sur le territoire, plaide en faveur d’une élite de type aristocratique ou seigneuriale en cours de formation, déjà bien différenciée du reste de la société, mais encore peu centralisée. » (Fauvelle-Aymar 2013, p.116)

 

On retrouve ce phénomène en Ethiopie à une époque légèrement plus ancienne dans la culture Shay (Fauvelle-Aymar, Poissonnier 2012, Gallay 2016a).

L’explication de la situation observée au Darfour-Kordofan pourrait se trouver dans la mise en place d’un commerce des esclaves directement géré par les élites de la région, qui passeraient du statut de population razziée à celui de population prédatrice et exportatrice, les deux phénomènes ne s’excluant du reste pas. Les esclaves constitueraient alors la principale richesse de l’aristocratie du Darfour-Kordofan et les Mont Nuba la principale zone refuge.

 

Replacé dans son contexte international, la situation serait alors la suivante.

Au 14ème siècle, à la suite d’assauts répétés, la Nubie tombe sous la souveraineté égyptienne et un gouverneur musulman s’installe dans la capitale, Dongola. Le tribut continue à être versé, et sans doute de façon plus stricte maintenant que le pays se trouvait conquis : il constituait essentiellement en esclaves. A la même époque, l’historien Ibn Kaldum (1332-1406) donne cette caractéristique des habitants de la région : c’est d’eux que l’on tire les esclaves. Ces mots, qui traduisent une réputation bien établie, dépassant l’allusion au simple versement d’un tribu : ils révèle l’existence d’une exportation régulière et plus importante qu’ailleurs. Celle-.ci trouvait se sources dans les régions bordant le sud de la Nubie : Darfour, Kordofan et Sennar  (Renault, Daget 1985, p. 40).

Des routes d’exportation se dessinent alors directement en direction du Caire sans passer par la vallée du Nil, par les oasis de Sagoui, Selimeh (Selima) et Kargha, routes qui seront reprises par la suite au niveau de la traite arabe (fig. 10).

 

Fig. 10. Carte des routes commerciales acheminant les esclaves en direction du Caire. Cercle rouge : zone des tumulus à entourage quadrangulaire (Renault, Daget 1985, p. 176).

 

7. L’islamisation (XVème siècle)

L’islam arrive par les routes commerciales d’Egypte au nord-est, probablement dès le XVème -XVIème siècle. La région prospectée ne livre plus alors de monuments funéraires.

Plus à l’ouest, au Darfour, trois dynasties se succèdent d’après la tradition orale : Les Dajous (dans la moitié sud jusqu’au Tchad et au Kordofan), les Tounjours (dans la moitié nord) et les Kayras/Fours (au centre). 

Selon Brigitte Gratien ;

« Le sultanat du Darfour était une royauté sacrée comme au Mali ou au Songhaï, caractérisée de l’accession des audiences par intermédiaires, une possibilité de régicide royal et l’importance du rôle des femmes de la famille royale, les épouses et les sœurs. La structure païenne et tribale du royaume Four subsiste mais, progressivement, est convertie par des éléments islamiques. » (p. 10)

Ces informations demanderaient à être approfondies pour ce qui touche le Darfour. Le Mali et le Songhaï ne sont pas des royautés sacrées dans le sens donné à ce terme par Frazer, puis Evans-Pritchard, pour les Shilluk par exemple. On sait par contre que la royauté zaghâwa, à l’ouest du Darfour, présentait certaines caractéristiques d’une royauté sacrée (Cuoq 1984, p. 25-26 et p. 233-235).

 

Références

Bonnet, C. (ed) 1990. Kerma, royaume de Nubie (catalogue d’exposition : l’antiquité africaine au temps des pharaons, Genève, Musée d’art et d’histoire, 14 juin-25 novembre 1990). Genève : Musée d’art et d’histoire.

Cuoq J. H. 1984. Histoire de l’islamisation de l’Afrique de l’Ouest des origines à la fin du XVIe siècle. Paris : Librairie orientaliste Paul Geuthner.

Dimmendaal, G. 1984. Historical linguistics and the Comparative study of african languages. Amtsterdam, Philadelphia : John Benjamins publishing company.

Dimmendaal, G. 2007. The Wadi Howar diaspora: Linking linguistic diffusion to palaeoclimatological and archaeological findings. In: Bubenzer O., Bolten A., Darius, F. (eds.), Atlas of Cultural and Environmental Change in Arid Africa. p. 148-149. Cologne: Heinrich-Barth-Institut.

Fauvelle-Aymar, F.-X. 2013. Le rhinocéros d’or : Histoires du moyen-âge africain. Paris : Alma.

Fauvelle-Aymar F.-X., Poissonnier, B. (eds) 2012. La culture Shay d’Ethiopie (Xe-XIe siècle). Recherches archéologique et historiques sur une élite païenne, Paris, de Boccard et Centre français des études éthiopiennes (coll. « Annales d’Éthiopie », hors série, 3), 253 p.

Gallay, A. 2016a. Monumentalisme et populations de langues est-couchitiques en Ethiopie 2 : une approche historique. In : Jeunesse, C., Le Roux, P., Boulestin, B. (eds). Mégalithisme vivants et passés : approches croisées. Oxford : Archaeopresse publishing ltd., p. 219-244.

Gallay, A. 2016b. Construire une paléoanthropologie. Archeologia Polski 60, p.39- 51.

Gallay, A. 2016c. Monumentalisme africain. L’archéologue, 126 (juin-juillet-août 2013), p. 52-59.

Gallay, A. à paraître. Jean-Claude Gardin et les stratégies de recherches en Archéologie. Les nouvelles de l'archéologie.

Renault F., Daget S. 1985, Les traites négrières en Afrique. Paris : Karthala.

Rilly, C. 2009. From the Yellow Nile to the Blue Nile : the quest for water and the diffusion of Northern East Sudanic Languages from thre fourth to the first millenia BCE. ECAS 2009 (3rd European Conference on African Studies, Panel 142: African waters - water in Africa, barriers, paths, and resources: their impact on language, literature and history of people). Leipzig, 4 to 7 June 2009.

Rilly, C. 2010. Le méroïtique et sa famille  linguistique. Louvain : Peeters (Afrique et langage 14).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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