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Aux sources d’un destin familial
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L’archéologue et l’ethnohistorien se trouvent parfois confrontés à des têtes apparemment coupées ou du moins détachées du corps. Cette coutume largement répandue parmi diverses populations tant en Eurasie, qu’en Afrique, en Océanie et en Amérique reste complexe et nécessite une analyse de détail impliquant des concepts clairement définis.
Ce chapitre est construit autour du livre de Sterckx (2005) Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens, mais il fait également appel aux communications réunies à l’occasion du colloque des Eyzies (Boulestin, Henri Gambier 2012). Je reprendrai ici les grandes lignes de la préface que j’avais rédigée à l’occasion de la publication de cette rencontre (Gallay 2012b).
En 2010 s’est en effet tenu aux Eyzies un colloque organisé dans le cadre des séminaires d’Alain Testart Morts anomaux et sépultures bizarres une rencontre consacrée aux crânes trophées, aux crânes d’ancêtres et autres pratiques autour de la tête.
Ce colloque faisait suite à une longue série de rencontres tenues sous des auspices divers et consacrées aux sépultures ou restes osseux humains trouvés dans des situations taphonomiques « anormales ». L’expérience avait été initiée dans le cadre des séminaires tenus au Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France par Alain Testart et Patrice Brun en 2000/2002, puis par Alain Testart, Luc Baray et Laurence Manolakakis en 2001/2002 et en 2002/2003. Ces premières rencontres avaient pour but de mettre en commun les données et les approches respectives des ethnologues et des archéologues. Elles se sont poursuivies par un premier colloque tenu à Sens en juin 2003 (Barray et al. 2007), rencontre à laquelle j’avais participé pour la première fois.
Depuis lors le mouvement s’est poursuivi, signe qu’il répondait à de vraies préoccupations pour une partie au moins de la communauté archéologique : restes humains retrouvés dans des fosses et ou des silos en contexte d’habitat (Sens 2003, Barray, et al. 2007), restes humains associés à des fossés d’enceinte (Agde 2007), cannibalisme autour du site néolithique de Herxheim (Strasbourg 2008, Boulestin, Coupey 2015), crânes trophées, crânes d’ancêtres et autres pratiques autour de la tête (Les Eyzies 2010), problématique des armes dans les eaux (Bibracte 2011,Testart 2013). A chaque étape les promoteurs du projet ont tenté de se conformer à deux règles essentielles : limiter les communications pour permettre des exposés en profondeur et laisser place à de vraies discussions d’abord, réfléchir à une remise en cause des concepts du sens commun en faisant référence aux acquis de l’anthropologie sociale, mais aussi de l’histoire.
Je ferai également appel ici à l’article de Descola (1993) Les affinités sélectives, alliance, guerre et prédation dans l’ensemble jivaro pour compléter ces réflexions.
La première question qui se pose à ce sujet est la question des définitions des termes que nous utilisons pour rendre compte, au plus haut niveau interprétatif, de nos découvertes archéologiques. Nous sommes ici dans le domaine de l’actualisme car seules des disciplines comme l’ethnologie et l’histoire peuvent nous fournir la matière nécessaire pour une telle réflexion. Au fil de nos rencontres ces questions terminologiques nous sont apparues de plus en plus essentielles. Il ne s’agit pas ici de faire de la terminologie une fin en soi, faute de savoir quoi faire d’autre, mais bien de poser les bases d’une réflexion de fond sur les processus interprétatifs.
A propos de l’institution de la dot (mais cela aurait pu l’être à propos de n’importe quel autre phénomène) Alain Testart (1996a et b) note qu’il convient de séparer nettement la définition d’une institution ou d’un fait culturel de l’étude des fonctions qu’ils remplissent. Il convient tout autant :
« de séparer cette question de l’étude de l’intention des hommes, des fins qu’ils se proposent, et plus généralement de ce que l’on peut appeler « l’esprit » de cette institution (…). La question de la définition ne doit pas non plus prendre en considération l’intention avouée des hommes, les fins qu’ils se proposent, le sens qu’ils accordent à une institution et les raisons qu’ils donnent de la trouver bonne. Ce sont là des données idéologiques intéressantes mais sans plus, il conviendra d’en rendre compte à un moment de l’analyse, mais on ne saurait les prendre comme point de départ. » (Testart 1996a, p. 15 et 16).
Cette question est cruciale et se situe au cœur d’un débat central pour l’anthropologie, qui oppose raison utilitaire et raison culturelle, et dont Marshal Sahlins rend compte dans son livre Au cœur des sociétés (1976). Pour moi, comme pour Sahlins, la forme que prend une institution ou un quelconque fait culturel doit être considérée en première analyse (je souligne) comme indépendante des fonctions remplies.
Le débat qui réunit ici Sahlins et Testart est, semble-t-il, un débat essentialiste qui interroge la « nature » même des faits sociaux. J’adhère à cette distinction en plaçant comme Sahlins et Testart en position secondaire l’explication par la fonction et la raison des acteurs au profit de la raison culturelle, d’où mon intérêt ici pour les questions sémantiques. Je pense néanmoins que la raison culturelle peut ne pas relever de l’essentialisme, mais, beaucoup plus prosaïquement, d’un positivisme logique qui tente de mettre en place un langage scientifique efficace dans la prédiction des faits.
On peut se demander ici quels sont les attitudes des auteurs sur cette délicate question car je ne suis pas certain que les positions qui se manifestent sur cette question soit toujours cohérentes. Bruno Boulestin parle « de mieux cerner les raisons pour lesquelles on peut prélever des têtes ». Alain Testart intitule sa contribution « pourquoi couper de têtes » (pour quoi couper les têtes ?) ; il mentionne de même la fonction ou la finalité de la décapitation et retient une alternative entre « humilier » et « honorer », qui n’est pas dénuée non plus de connotations fonctionnalistes.
Ces incertitudes relèvent les difficultés de se positionner sur cette question dès que l’on aborde un domaine particulier. Il n’est pas question d’assumer ici le rôle d’un procureur, mais simplement d’initier un débat qui, si l’on juge par l’histoire de l’ethnologie, est loin d’être clos.
En deçà de cette question retenons ici quelques distinctions essentielles permettant d’articuler la réflexion. Ces dernières sont parfaitement compatibles avec la position que je défends. On notera également que la définition d’un concept doit être séparée de la présentation des critères de reconnaissance, une question sensible dès que l’on fait intervenir le domaine archéologique (fig. 1).
Fig. 1. Sémantique. Relations entre les divers concepts utilisés dans l’interprétation des têtes coupées.
Décapiter peut concerner l’un des siens ou un ennemi. L’ethnographie montre que cette distinction est souvent difficile à opérer. Les crânes d’ennemis et d’ancêtres peuvent subir les mêmes traitements et être conservés dans les mêmes lieux. Les indigènes peuvent eux-mêmes, au bout d’un certain temps, ne plus savoir comment faire la distinction. Cette question est parfaitement illustrée par Nicolas Cauwe à propos des Maoris :
À l’issue de batailles, ennemis ou membres du groupe décédés avaient leur têtes récupérées et traitées de la même façon (agrandissement du trou occipital, enlèvement des parties molles internes et boucanage). Mais les têtes des membres du groupe subissaient en plus le tangi (cérémonies funéraires), ce qui leur accordait un rôle bénéfique pour la communauté. Les têtes d’ennemis échappaient au tangi, ce qui permettait d’empêcher leur clan de profiter d’eux. Mais le tangine laisse pas de traces ; seules des circonstances immatérielles permettaient de distinguer les deux catégories.
Toutes les têtes étaient régulièrement exposées. Celles de sa propre lignée étaient soigneusement conservées dans les maisons et n’étaient montrées que lors de certaines fêtes ou lors de visites de personnes extérieures au clan, afin de faire montre d’une belle généalogie. Les têtes des ennemis étaient plus facilement exposées à l’entrée des villages, afin de démontrer une puissance guerrière. On sait, cependant, que les Maoris ont, eux-mêmes, mélangé les têtes des deux catégories, le temps leur a fait perdre la claire distinction entre les deux et le besoin d’une longue généalogie pouvait justifier quelques récupérations, afin de gonfler le nombre d’ancêtres illustres (Cauwe, communication personnelle).
Cette même ambiguïté se retrouve chez les Naga d’Assam et en Nouvelle Guinée. Elle peut également toucher d’autres voies d’acquisition des têtes. Chez les Dayak, les têtes peuvent provenir de la chasse aux têtes, mais également d’affrontements conventionnels.
La distinction entre affilés et ennemis peut d’autre part être fluctuante au cours du temps. Chez les Gouro de Côte d’Ivoire la tribu représente un ensemble de caractère juridique regroupant des lignages au sein desquels les rapports matrimoniaux sont normalisés par l’institution du prix de la fiancée et garantis par une procédure reconnue de conciliation. Cette normalisation pouvait concerner également des tribus distinctes, mais alliées. La guerre au cours de laquelle les ennemis pouvaient être décapités et leurs têtes rapportées au village, pouvait éclater entre tribus non alliées, ne disposant pas de règlement judiciaire. Les affrontements permettaient d’aboutir à une régularisation des rapports sociaux par un moyen violent et négatif. L’alliance matrimoniale était l’alternative à la guerre, mais les relations d’échange/affrontement entre tribus gouro pouvaient s’inverser rapidement au cours du temps et tissaient un réseau complexe et mouvant de relations à la fois chronologiques et spatiales au sein du groupe ethnique (Meillasoux 1964).
Ces difficultés d’identification entre amis et ennemis rendent encore plus difficiles l’interprétation des faits archéologiques.
L’opposition entre ces deux termes ne fait pas l’unanimité. Bruno Boulestin est en faveur de son abandon, mais retient éventuellement décapitation pour une mise à mort (au sens large) et décollation pour un prélèvement. Alain Testart propose une distinction entre décapitation à l’aide d’un instrument tranchant lourd (hache, épée) convenant aux exécutions et décollation pour un détachement à l’aide d’un couteau s’apparentant plus aux techniques bouchères.
Nous avons déjà mentionné cette distinction pour sa connotation fonctionnaliste. Bruno Boulestin (2012) utilise ces concepts dans son analyse des coupes crâniennes en montrant la difficulté d’utilisation de cette distinction dans plusieurs cas. Repérer l’origine du crâne chez un ennemi, un parent ou un Saint suffit-il à résoudre cette question ? Que faire des coupes crâniennes abandonnées dans les fossés d’Herxheim à la suite de repas cannibales (Boulestin, Coupey 2015) ou des coupes utilisées comme pelles par les Australiens ?
Sous-jacent à de nombreux textes se dessinent trois champs principaux : les champs funéraire, guerrier et juridique justifiant les exécutions capitales.
Le cas des conscriptions romaines, inventé par Sylla en 82 av. J.-C., illustre un cas « juridique » limite où triumvirs et empereurs décidaient d’éliminer leurs ennemis de l’intérieur en procédant à des décapitations sommaires. Pour toucher la récompense promise, les meurtriers devaient trancher la tête de leur victime et l’apporter au commanditaire avant qu’elle ne soit exposée sur le Forum.
On peut s’étonner que le champ religieux et sacrificiel n’apparaisse pratiquement pas dans les discussions. Seul Christian Jeunesse (2012) l’évoque de façon indirecte à propos des restes humains dans les fossés de la culture de Michelsberg. Constatant dans ces structures l’absence de traces de cannibalisme et l’association des restes humains démantelés, dont des crânes, avec des restes de faune et des objets, notamment de la céramique, mon collègue penche en effet pour une hypothèse « ritualiste ». Les dépôts détritiques observés dans les fossés pourraient provenir alors d’un rituel, dont il est bien difficile de cerner les modalités. Mais peut-être le terme religieux, non utilisé, est-il trop connoté en l’état de l’analyse, un rituel pouvant ne pas être religieux.
Absolument centrales sont ces distinctions proposées par Alain Testart. Nous pouvons dans cette optique distinguer trois niveaux. Nous prendrons dans le livre de Sterckx (2005) quelques exemples permettant d’illustrer certaines alternatives.
Claude Sterckx nous propose en effet, à propos des têtes coupées chez les Gaulois, un tour d’horizon général mondial de cette pratique guerrière faisant appel aussi bien aux traditions historiques et aux mythes, notamment celtiques et indo-européens, qu’à des domaines de références « exotiques».
Nous ne pouvons que saluer cette approche qui associe à la compréhension d’une question particulière un vaste corpus de références, notamment ethnologiques. La démarche est trop rare pour ne pas être soulignée. L’approche souffre néanmoins de deux défauts importants qui rendent à nos yeux ce travail fort contestable.
« La fonction sociale d’un rite n’est pas une explication de son sens : un rite a une fonction sociale parce qu’il exprime un concept religieux, non le contraire. » (Sterckx 2005, p. 50).
Selon Sterckx en effet, tous les témoignages indiqueraient que les ressorts essentiels de la « chasse aux têtes » sont, d’une part, la croyance que la décapitation des ennemis, couplée à certains rites spécifiques, inflige une mort superlative excluant toutes représailles, d’autre part, surtout, que cette dernière permet un transfert de la puissance vitale des victimes, soit au meurtrier, soit pour une fertilisation générale de sa communauté.
Nous répondrons à cette position intenable sur le plan de la méthode comparative sur deux plans :
« (Certains auteurs ont affirmé que) la guerre [amazonienne] n’est admissible que si elle sert quelque fin. Ce fonctionnalisme obstiné a déjà été signalé, mais il importe de souligner ses néfastes conséquences. En assignant une cause unique à l’institutionnalisation de la violence, on évite généralement de considérer la variabilité de ses manifestations empiriques : interpréter et comparer les modalités particulières des affrontements armés dans tel ou tel contexte ethnographique se révèle parfaitement inutile une fois isolée la fonction qu’ils remplissent. » (Descola 1993, p. 171)
Cette remarque concerne parfaitement l’approche de Sterckx.
« Plutôt que d’appréhender la guerre [amérindienne] comme une classe homogène de phénomènes assujettie à une détermination générale, on préférera voir en elle une manifestation spécifique de certains types de rapports sociaux à travers lesquels l’identité, les frontières ethniques et les positions statutaires sont constamment négociées et reproduites. » (Descola 1993, p. 172)
Une approche rejetant l’explication unique, mais postulant un système de transformations systémiques privilégiant les faits sociaux et non l’explication idéologique par la raison des acteurs nous incite à rendre compte dans un premier temps de la diversité des faits selon une grille d’analyse uniforme inspirée du classement d’Alain Testart.
Il est d’autre part nécessaire de développer une sémantique précise des notions descriptives, comme nous l’avons proposé dans notre préface au colloque des Eyzies.
Signalons tout d’abord que la pratique guerrière de la décapitation paraît ignorée de chasseurs-cueilleurs comme les Australiens. Les autres exemples s’ordonnent selon les trois niveaux proposés par Testart. Les catégories compilatoires retenues m’ont obligé à compléter parfois les informations fournies par Sterckx par des informations extérieures.
La tête exhibée, ne fusse qu’un cours instant, n’est que la preuve de la mort de l’individu. Cette dernière, conséquence marginale du conflit, n’est ni appropriée, ni valorisée. Elle peut être rapidement abandonnée. Nous avons identifié ce niveau 0 dans certaines sociétés lignagères acéphales africaines où la tête coupée est l’expression temporaire du courage du guerrier dans des conflits intra-ethniques en relation avec des perturbations de la gestion des échanges matrimoniaux.
Type d’engagement guerrier. Affrontement entre tribus de l’ethnie dans le cadre des équilibres alliances matrimoniales/conflits. La guerre pouvait prendre la forme d’embuscades, de batailles en un lieu désigné d’un commun accord ou d’une succession de raids et de contre-raids. Les affrontements ne faisaient qu’un nombre limité de victimes.
Partis engagés. Les affrontements ont lieu entre tribus de l’ethnie Gouro.
Idéologie. Les têtes servent seulement comme preuve d’héroïsme.
Traitement. Pas de traitement.
Valorisation. Pas de valorisation. Les têtes sont abandonnées dans les villages au retour des expéditions.
Appropriation. Pas d’appropriation.
Les têtes, prélevées sur des ennemis extérieurs lors d’affrontements impliquant un grand nombre de guerriers, interviennent dans un processus commémoratif exaltant l’héroïsme. La prise de têtes est l’une des conséquences des affrontements mais, en aucune façon, la cause.
Elle peut être préparée de façons diverses pour sa conservation, valorisée et appropriée soit par l’auteur de la décapitation, soit par un autre individu, souvent de rang supérieur, auquel le trophée est donné ou même vendu.
Nous trouvons des trophées de ce type dans les sociétés à richesses ostentatoires (Celtes, Polynésie), qui présentent une hiérarchisation sociale élémentaire de type chefferie, et dans les sociétés étatiques (Japon, Royautés africaines, Assyrie, Empire Ottoman). Dans ce second cas les trophées les plus prestigieux concourent au renforcement du pouvoir central.
Type d’engagement guerrier. Batailles engageant de nombreux guerriers.
Partis engagés. Peuples gaulois et Romains.
Idéologie. L’âme réside dans le cerveau.
Traitement. Têtes des ennemis les plus prestigieux embaumées avec de l’huile de cèdre et conservées dans des coffres. Présence de coupes crâniennes. La tête peut être ornée et incorporée à un sanctuaire (Boiens).
Valorisation. La collectivité peut prendre en charge l’exposition des trophées en leur attribuant des places dans des monuments publics laïcs ou privés.
Appropriation. La tête coupée est la propriété de chaque guerrier qui se l’est acquise par sa bravoure. Elle constitue un élément essentiel du cortège triomphal où elle s’intégrait à double titre, comme trophée individuel du cavalier qui en parait son cheval et, peut-être, comme trophée collectif pour celles qui, plus spectaculairement, étaient fixées sur des lances. Mais également appropriation des têtes des ennemis les plus prestigieux par le pouvoir. Les Scythes rapportent à leur roi les têtes de ceux qu’ils ont tués au combat, car seuls ceux qui apportent une tête ont part au butin et les autres en sont exclus (Hérodote).
Type d’engagement guerrier. Raids, sièges de courte durée, batailles rangées (Maoris).
Partis engagés. Tribus dirigées par des chefs indépendants au sein de la même ère linguistique (Maoris).
Idéologie. Décapiter les adversaires permettait d’empêcher les ennemis de devenir des ancêtres bienveillants et de générer des esprits malfaisants (Salomons). Le but avoué est l’acquisition d’une fertilité supérieure, pour celui qui s’est rendu maître d’une tête, et pour son clan (Mariannes, Marquises, Nouvelle Géorgie).
Traitement. Traitement important (ennemis avec bouche close, amis avec dents apparentes) (Maoris).
Valorisation. Valorisation importante des têtes ennemies et des têtes de ses propres guerriers morts au combat (Maoris). Les guerriers rivalisaient pour apporter le plus de têtes au roi (Samoa). Les crânes ornaient les poteaux d’accostage et recouvraient les toits des hangars à canoës (Salomons).
Appropriation. Pas d’information.
Type d’engagement guerrier. Engagements numériquement importants.
Partis engagés. Le parti impérial contre des ennemis extérieurs comme les Aïnous et les armées professionnelles privées des propriétaires terriens.
Idéologie. Idéologie de l’héroïsme guerrier des Samouraï.
Traitement. Pas de traitement.
Valorisation. Il convient de ramener le plus grand nombre possible de têtes coupées afin d’avoir part aux récompenses offertes par les généraux vainqueurs. Exposition publique des têtes.
Appropriation. Appropriation des têtes des ennemis les plus prestigieux par le pouvoir. Les têtes des chefs ennemis étaient conservées dans des jarres à saké et entreposées dans une armoire du salon d’honneur du chef.
Type d’engagement guerrier. Affrontements guerriers souvent numériquement importants dans le cadre de la chasse aux esclaves. La guerre n’avait pas pour but la conquête territoriale, mais l’acquisition d’esclaves de traite. En 1784, les Dahoméens rapportèrent plus de 6000 têtes à l’encolure de leurs chevaux et complétèrent le lot par l’exécution de prisonniers.
Partis engagés. Groupes ethniques étrangers.
Idéologie. Les têtes coupées contribuaient au renforcement magique de la monarchie. La force du Palais était supportée par les têtes-trophées disposées sur son toit.
Traitement. Traitement des crânes ennemis important. Transformation en coupes et autres objets de prestige (pesons de fuseaux, pieds de fauteuils, etc.) par des artisans spécialisés de la cour. Incorporation dans divers objets comme des étendards et des tambours.
Valorisation. Exposition des têtes sur les remparts et en divers emplacements du Palais.
Appropriation. Appropriation des têtes par le pouvoir. Le roi pouvait racheter les têtes aux guerriers de retour des combats. Les crânes servaient aux usages du roi.
Amazone du royaume d’Abomey (Bénin). D’après Forbbes 1851.
Type d’engagement guerrier. Armée de métier. Guerres de dévastation destinées à terrifier l’ennemi.
Partis engagés. L’empire contre les peuples périphériques.
Idéologie. Les têtes coupées symbolisent la puissance du vainqueur et doivent terroriser l’ennemi.
Traitement. Pas de traitement.
Valorisation. On exposait en tas les têtes aux portes des villes. Seules les têtes des chefs les plus prestigieux étaient conservées pour orner les arbres du jardin royal.
Appropriation. Appropriation des têtes des ennemis les plus prestigieux par le pouvoir.
Type d’engagement guerrier. Batailles engageant plusieurs milliers d’hommes.
Partis engagés. L’Empire contre les peuples étrangers.
Idéologie. Les têtes coupées symbolisent la puissance du vainqueur et doivent terroriser l’ennemi.
Traitement. Certaines têtes sont soigneusement préparées, écorchées, remplies de paille et de coton et salées pour être envoyées à Istambul et y être exposées.
Valorisation. Érection de pyramides de crânes en forme de trophée avec volonté de pérenniser le monument. Soliman place autour de son camp 2000 têtes coupées après la victoire de Mohâcs.
Appropriation. Appropriation des têtes des ennemis les plus prestigieux par le pouvoir. La tête coupée rapportée au Sultan est payée.
La recherche de têtes, en relation avec le renforcement de l’énergie vitale du groupe, est la cause même du conflit et de la confrontation. Dans ce cas la tête, qui peut subir un traitement sophistiqué, est survalorisée et peut être conservée dans des lieux spécifiques, souvent communautaires, maisons des hommes, sanctuaires, etc.
L’affrontement implique un nombre limité de guerriers. La possession de la tête prévaut sur l’exploit guerrier. Bien que fortement investie au niveau conservation et ornementation, la tête cesse d’être reconnue à la mort de son propriétaire, ce qui explique la confusion pouvant se manifester sur le long terme entre crânes d’ennemis et crânes d’ancêtres lorsqu’ils ne sont pas détruits.
Cette situation découle également de la proximité sociale d’un ennemi généalogiquement et politiquement proche, plus (Nouvelle Guinée) ou moins (Insulinde) spécifiquement identifié et nommé au niveau individuel ou communautaire.
Nous trouvons la chasse aux têtes dans des sociétés acrématiques d’Amazonie et dans les sociétés à richesses ostentatoires d’Asie du Sud-Est et de Nouvelle Guinée.
Type d’engagement guerrier. On distingue les affrontements intra tribaux (à l’intérieur de la sphère d’endogamie des établissement familiaux sous la direction d’un « Grand homme »), qui relèvent de la vendetta et où les corps ne sont jamais décapités, des affrontements extra tribaux dans le contexte desquels a lieu la chasse aux têtes (Jivaro).
Partis engagés. Les ennemis que l’on décapite, bien que Jivaro, parlent des dialectes différents et sont en principe anonymes. Le traitement de la tête vise notamment à faire disparaître tout signe d’identité (Jivaro).
Idéologie. Le cerveau est l’élément essentiel de la transmission de la force physique, morale et sexuelle. La tête réduite est une virtualité d’existence soustraite à des étrangers. Elle devient gage de prospérité et de fécondité (Jivaro).
Traitement. Traitements pouvant être sophistiqués. Utilisation de coupes crâniennes (Ashluslay, Quecha). Têtes réduites (Jivaro).
Valorisation. On pouvait exposer les crânes des ennemis sur des pieux devant leurs huttes ou sur les palissades de leurs enceintes (Tupinamba, Guaranis, Onagua).
Appropriation. Les têtes sont appropriées, mais on se désintéresse des trophées une fois le rituel de victoire terminé. Les cérémonies de victoire paraissent épuiser tout le pouvoir attribué au trophée (Jivaro).
Type d’engagement guerrier. Se procurer des têtes est la cause des conflits. Affrontements limités en nombre. L’aspect rituel domine l’exploit guerrier.
Partis engagés. Engagements entre tribus parlant la même langue. Les adversaires doivent être nommément connus et identifiés pour pouvoir leur extirper leurs noms, souvent sous la torture.
Idéologie. Le cerveau est l’élément essentiel de la transmission de la force physique, morale et sexuelle. On coupe des têtes pour se procurer des noms. Rites importants. Le chef peut capitaliser les « noms de tête » des ennemis décapités pour les redistribuer aux siens.
Traitement. Traitement pouvant être très sophistiqué et conservation dans les maisons des hommes. Confusion possible avec des crânes d’ancêtres, ce qui est compréhensible puisque les crânes des « ennemis » ont fourni les propres noms des hommes de la communauté.
Valorisation. Forte valorisation.
Appropriation. Conservation tant que le guerrier vit.
Type d’engagement guerrier. La prise de tête est la cause des affrontements. Engagements ritualisés sous forme de conventions entre villages avec rendez-vous institutionnalisés (Timor). Ce n’est pas l’acte de bravoure qui importe, mais la possession du trophée par n’importe quel moyen (traîtrise, embuscade, même achat, etc.) (Batak, Dayak). Il existe deux formes d’engagement guerrier : la chasse aux têtes, petits raids visant à prendre quelques têtes et une autre forme, plus large, de conflit villageois (Naga).
Partis engagés. Pas d’informations.
Idéologie. La tête coupée accroit le prestige social. On ne peut devenir chef qu’en ramenant des têtes (Buaya, au nord de Luzon). La prise de têtes est censée restaurer la vitalité de la communauté, sa longévité, sa chance, la fertilité de ses champs et de ses troupeaux (Buaya, au nord de Luzon).
Traitement. Les crânes sont ornés de cornes (Naga). Ils peuvent recevoir des ornementations très sophistiquées comme les crânes ouvragés dayak.
Valorisation. Les têtes les plus précieuses sont celle des ennemis les plus prestigieux, et, par-dessus tout, celles des colonisateurs. La valeur d’une tête ne vient pas de l’acte guerrier, mais du sujet tué (Assam).
Appropriation. Le prestige de la tête ne survit pas à son propriétaire et les trophées sont abandonnés dès le décès de leur maître (Batak, Dayak).
La pragmatique s’oppose à la sémantique évoquée ci-dessus en ce qu’elle s’intéresse aux modalités permettant de passer des vestiges archéologiques à des concepts interprétatifs qui relèvent du fonctionnement sociétal et culturel. Nous ne reviendrons ici que brièvement sur cette question, évoquée à maintes reprises (Gallay 2011b).
Fig. 2. Pragmatique. Organisation de la description et de l’interprétation des faits archéologiques concernant les têtes coupées.
Nous pouvons distinguer dans ce processus deux moments (fig. 2).
Le premier concerne les observations contextuelles et d’abord celles qui relèvent de l’observation taphonomique. Ces dernières font souvent cruellement défaut pour toutes les découvertes un peu anciennes. Plusieurs auteurs constatent en effet la pauvreté des données disponibles en ce domaine, une situation qui fragilise naturellement la suite des démonstrations. Les progrès sont aujourd’hui considérables, notamment grâce au dynamisme des réflexions portant sur le dégagement des restes osseux humains, mais ils ne permettent guère de combler les lacunes entourant de nombreuses découvertes anciennes avec lesquelles nous sommes contraints de travailler.
Les observations d’ordre géographique sont également importantes et l’on peut mentionner à cette occasion les observations de Bruno Boulestin et Henry Duday (2012) sur les répartitions de certaines pratiques gauloises tournant autour du crâne. Ces deux auteurs proposent en effet d’opposer un domaine proprement méditerranéen, qui présente une véritable culture d’exposition des trophées crâniens, notamment par clouage, à la province plus septentrionale de la « Gaule chevelue », où les rares trouvailles crâniennes proviennent de milieux détritiques, notamment de fossés d’enceintes, et où l’on découvre essentiellement des masques faciaux et des rondelles crâniennes. Cette opposition, si elle se révèle exacte, remet en question la tête humaine complète comme trophée exposé dans les sanctuaires du nord de la Gaule et requiert une nouvelle évaluation de ces lieux, une question sensible au sein des participants au colloque.
Le second domaine concerne l’analyse anthropobiologique des altérations post mortem des restes crâniens, dont ce volume nous offre plusieurs illustrations, démontrant à la fois l’impérieuse nécessité de procéder à de tels examens et l’importance primordiale de ces observations pour la suite des démonstrations.
Le troisième et dernier domaine concerne les informations qualifiées d’actualistes, sur laquelle il convient de s’attarder un peu car nous nous nous situons ici dans un domaine très particulier pour lequel le terme peut paraître inadéquat. Peu de personnes ont en effet assisté directement à une décapitation et à des fabrications de trophées crâniens pour en proposer un compte rendu ethnologique en bonne et due forme. Les données contextuelles relèvent donc, pour ce sujet particulier, essentiellement de l’histoire et de l’ethnohistoire. Les comptes rendus anciens des voyageurs ou des missionnaires peuvent et doivent être traités prioritairement comme des documents historiques que comme des études ethnologiques. Toutes ces sources sont donc susceptibles de traitements semblables, qui relèvent plus de la critique historique et textuelle que de la démarche scientifique.
Toujours dans le domine gaulois l’évaluation des données fournies par Poseidonios d’Aramée suite à son voyage dans le sud de la Gaule soulève par exemple toute une série de questions qui relèvent de la critique historique et notamment la question cruciale de savoir si son témoignage se rapporte à l’ensemble de la Gaule, ou seulement à sa partie méridionale, autre sujet qui s’est révélé sensible au cours de cette rencontre. On peut effectivement se demander si les sanctuaires de la Gaule septentrionale présentent effectivement des têtes coupées ou si, dans cette région, les têtes étaient appropriées par les guerriers alors que seuls les corps étaient présentés au niveau des enceintes.
Il n’en reste pas moins que le domaine « ethnographique » ne se présente qu’avec une certaine marginalité face aux démonstrations proprement archéologiques. Mais cette situation quelque peu biaisée reflète l’état des forces aujourd’hui en présence dans cette confrontation inégale. Il faudra peut-être à l’avenir réfléchir aux moyens d’y remédier. Dans cette optique nous ne pouvons que saluer la sortie de presse récente des deux livres de Guille-Escuret, (2010, 2012) consacrés au cannibalisme, un sujet qui ne touche que marginalement à notre sujet, mais qui montre, au-delà des difficultés de lecture du au style de son auteur, dans quelles directions pourraient de développer un appui ethnologique.
Plusieurs exemples montrent qu’il est souvent difficile de choisir entre plusieurs interprétations ce qui est parfaitement recevable vu l’ambiguïté des relations entre vestiges matériels et significations potentielles. Conscient de cette situation nous devons la considérer comme une question à expliciter en rendant compte clairement des alternatives et en en présentant la situation comme un problème à traiter par la recherche future.
Le cas du dépôt de crânes mésolithiques d’Ofnet (Jeunesse 2102) illustre parfaitement cette situation. Cette découverte, documentée de façon à peu près satisfaisante aux plans taphonomique et bio-anthropologique (par comparaison avec bien d’autres cas), débouche en effet sur plusieurs interprétations alternatives qu’il convient d’expliciter :
– funéraire : inhumation simultanée de parties de corps récupérées après un massacre,
– trophée : inhumation simultanée de têtes trophées,
– sacrifice : inhumations successives de têtes d’individus sacrifiés,
– culte des ancêtres : inhumations successives de crânes.
Nous ajouterons pour conclure quelques remarques sur l’insertion sociétale des pratiques des têtes coupées.
La première concerne la relation possible entre certaines pratiques tournant autour de la tête et certains types de civilisations. Nous nous baserons ici sur le classement proposé par Alain Testart (2005) pour ouvrir ce débat.
Le premier point concerne les difficultés liées aux corrélations entre coutumes. L’étude des restes du Néolithique et de l’âge du Bronze montre l’absence quasi totale de preuves de décollation pour ces périodes alors que l’étude des rituels funéraires révèle la possibilité de prélèvement de têtes dans le cadre sépulcral (notamment collectif). Cette observation contredit à première vue l’idée d’Alain Testart (2008) comme quoi l’ensemble des peuples qui relèvent les crânes de leurs morts serait inclus dans celui qui prennent les têtes de leurs ennemis comme trophées. Nous sommes encore loin du jour où l’examen de ces corrélations menées systématiquement à l’échelle de la planète permettra de proposer une première vue d’ensemble, premier pas d’une compréhension des mécanismes expliquant nos observations.
Le second point concerne plus spécifiquement la liaison entre certaines coutumes et certains types de sociétés, un débat à peine amorcé.
Cette question se pose tout d’abord pour les sociétés subrécentes.
On considère par exemple que la chasse aux têtes sensu-stricto (niveau 3) est propre aux sociétés semi-étatiques d’Asie du Sud-Est et aux indiens d’Amazonie. En Afrique de l’Ouest, la chasse aux têtes n’existe pas, mais la prise de têtes lors des combats se rencontre dans les zones semi-forestières et forestières sous deux modalités. Dans les protochefferies comme les Gouro, la tête ennemie semble servir de simple preuve de mort (niveau 0) (Meillassoux 1964 ; Gallay 2011a) alors que dans les sociétés royales de la forêt (Dahomey, Bénin), la tête, prélevée lors des combats ou lors de sacrifices de prisonniers de guerre, peut être considérée comme un véritable trophée exhibé notamment par le Palais (niveau 1) (Forbes 1851 ; M’Leod 1821).
Le schéma de la figure 3, inspiré de Testart (2008), ne prétend pas résoudre cette question, mais simplement montrer la complexité d’une problématique qu’il faudra bien un jour engager.
Fig. 3. Relations entre pratiques des têtes coupées et types de sociétés dans la perspective de la classification d’Alain Testart..
Mais le problème peut être étendu aux sociétés relevant de la seule archéologie, ce qui ne simplifie pas la tâche. Dans cette optique, le cas de la civilisation de Nasca au Pérou (500 BC-500 AD) est exemplaire. Nous y découvrons des têtes trophées fortement investies que l’on retrouve enterrées en paquets dans les fondations des temples et qui figurent également dans les mains de multiples créatures fantastiques dans la très abondante iconographie religieuse de l’époque. Deux questions se posent à leur propos. 1. S’agit-il de simples trophées comme on peut l’observer dans les sociétés royales d’Afrique de l’Ouest, ou s’agit-il de chasse aux têtes dans le sens de l’Asie du Sud-Est ? Comment d’autre part qualifier le type de société présent alors sur la côte péruvienne par rapport aux classements proposés, sachant que les populations de Nasca développent une civilisation proto-urbaine et élèvent d’imposantes pyramides (Proulx 1999 ; Rickenbach 1999 ; Verano 2003). Autant de questions en forme de programmes de recherches auxquelles nous ne prétendons pas apporter ici de réponse.
Guerrier de la culture de Nazca
L’analyse proposée ci-dessus concerne essentiellement une organisation structurale et typologique des faits anthropologiques et archéologiques. Nous ne pouvons terminer sans mentionner deux autres types d’approches complémentaires faisant partie du jeu (Gallay 2011b).
La première concerne l’explication des phénomènes observés et relève de la seule anthropologie sociale et culturelle. Nous avons déjà indiqué que nous nous méfions des explications fonctionnalistes, trop faciles à proposer. Notre préférence va donc en direction de la voie ouverte par Durkheim : expliquer des faits sociaux par d’autres faits sociaux. Tout reste à faire dans ce domaine.
A l’opposé nous devons également rencontrer l’histoire car notre documentation, tant anthropologique qu’archéologie s’inscrit toujours dans le changement. Guille-Escuret l’a magnifiquement démontré en parlant du cannibalisme. Le volume du colloque des Eyzies donne une excellente illustration de cette situation à propos des crânes décorés de l’île de Pâques et des têtes tatouées des Maoris qui ont fait l’objet d’un commerce avec les Européens au XIXe siècle.
Les quelques réflexions présentées ici montrent l’immensité de la tâche à accomplir par les anthropologues, les ethnoarchéologues et les archéologues pour faire progresser le sujet. Nous espérons que ces actes permettront à la communauté scientifique de prendre conscience des enjeux et d’ouvrir quelques pistes de recherches en la matière. Elle a désormais à sa disposition un très bel instrument pour cela.
Cela montre immédiatement les difficultés liées à la formulation d’un modèle général permettant à la fois de rendre compte de l’unité et de la diversité du phénomène.
Un premier niveau de généralisation permettrait de sélectionner certains points jugés stratégiques formulés ainsi :
Degré 0 /preuve de mort : ennemi socialement proche et identifié comme d’origine commune (unité linguistique), affrontements numériquement peu importants, affichage de la force guerrière individuelle.
Degré 1/trophée : ennemi étranger (hétérogénéité linguistique), affrontements numériquement importants, affichage de la force guerrière individuelle, renforcement du prestige d’un pouvoir despotique.
Degré 2/chasse aux têtes : ennemi socialement proche et identifié comme d’origine commune (proximité linguistique), affrontements numériquement peu importants, transfert d’énergie vitale.
Sur cette base nous pouvons retenir deux composantes essentielles du phénomène.
Un premier axe de diversification concerne le statut du groupe « donneur de têtes » par rapport au groupe prédateur. Nous y voyons un continuum allant d’un ennemi socialement proche du prédateur, parfaitement identifié et nommé (Nouvelle Guinée) à un ennemi totalement étranger à la fois politiquement et linguistiquement (Assyrie, Empire ottoman).
Un second axe concerne la valorisation de la tête coupée qui se matérialise au niveau du traitement et de l’ornementation de la tête, mais également de sa pérennité (fig. 4).
Fig. 4. Lignes de tension organisant la pratique de la décapitation guerrière. Flèche continue : continuum de la valorisation de la tête (séquence 0-1-2). Flèche tiretée : continuum de l’homogénéité/hétérogénéité généalogique et ethnique (séquence 0-2-1). 0. Tête preuve de mort, 1. Trophée, 2. Chasse aux têtes.
On notera que ces deux axes ne se superposent pas et ne sont corrélés ni positivement ni négativement. Chaque groupe présente une insertion dans certains types de sociétés.
Le niveau 0 se retrouve dans des sociétés lignagères africaines.
Le niveau 1 paraît se développer dans des sociétés étatiques despotiques signalées par une volonté d’expansionnisme territorial (Assyrie, Empire ottoman).
Le niveau 2 paraît propre à l’Asie du Sud-est, mais également à l’Amazonie.
Des prolongements idéologiques spécifiques peuvent également être décrits dans certains groupes. L’idéologie décrite par Sterckx paraît, sous ses formes les plus élaborées, essentiellement caractériser le niveau 2 et se trouve en relation avec les formes les plus valorisées de têtes coupées. Dans ce cas, la proximité généalogique, variable selon les groupes antagonistes, explique qu’il est souvent difficile de distinguer crânes d’ennemis et crânes d’ancêtres qui, en fin de compte signifient la même chose.
De tout cela nous pouvons tirer au moins une règle :
« Si nous nous situons dans une civilisation non étatique et si nous sommes en présence d’une tête ou d’un crâne fortement investi dans sa préparation et/ou sa décoration, alors la tête provient soit d’un groupe ennemi proche aux plans généalogique, ethnohistorique ou ethnique, soit du groupe même car il n’existe aucune différence fondamentale entre crâne d’ennemi et crâne d’ancêtre, les deux classes étant investies d’une même signification se référant à la force vitale du groupe ».
En résumé le comparatisme ethnographique nécessite que l’on se situe à mi-chemin entre les généralisations abusives de Sterckx et les analyses spécifiques et approfondies telles que présentées par Descola pour les Jivaro, un exercice délicat que seule l’analyse structurale des systèmes de relations sociales et politiques permet d’approcher avant d’en étudier les prolongements idéologiques.
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