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Aux sources d’un destin familial
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Ce livre collectif évoque pour moi les circonstances qui m’ont amené à travailler en Afrique à l’instigation de Germaine Dieterlen, l’une des membres éminentes de l’équipe de Marcel Griaule, très proche de Jean Rouch.
J’ai en effet été piloté les premiers mois de 1962 à Bamako par le Dr Charles Pidoux. J’avais fait en sa compagnie mon premier voyage vers l’Afrique depuis Paris et nous avons cohabité un certain temps dans la villa de fonction qui se trouvait, au cœur de Bamako, derrière la cathédrale.
La villa de fonction mise à notre disposition par l’administration malienne, dont nous partagions avec Charles Pidoux le premier étage. Photo Alain Gallay.
Il travaillait, je pense, à l’époque au Service de psychiatrie de l’hôpital de Niamey et était de passage au Mali pour une mission d’évaluation demandée par le gouvernement Modibo Keita. Il s’était intéressé à la question des danses de possession et m’avait fait quelques récits des aventures qui lui étaient arrivées en filmant ce type de cérémonie (où ? avec Rouch ? Je manque d’informations). Il avait du reste été le seul, avec Luc de Heusch, en 1954 à défendre le film Les Maîtres fous lors d’une première présentation au Musée de l’Homme, et ceci contre l’avis de Marcel Griaule qui voulait qu’on détruise le film.
Cela a été une rencontre curieuse. D’abord parce que j’ignorai alors tout de l’Afrique et ensuite parce que Pidoux était un drôle de personnage qui était parvenu à me terroriser en me mettant en garde au sujet du comportement « psychiatrique » des Africains qu’il considérait comme des grands paranoïaques (je n’avais alors que 24 ans). La rencontre avait été brève, mais nous étions allés ensemble à Abidjan chercher la Renault R4 que le CNRS m’avait attribuée. Il avait dû malheureusement rentrer en France où il était tombé gravement malade car il avait contracté une encéphalite aigüe au campement de Bouaké, à notre retour de Côte d’Ivoire (à la suite d’une piqure d’insecte). Je ne l’ai jamais revu depuis cette brève rencontre.
Je me suis donc retrouvé au Mali entre 1962 et 1965 sans aucun encadrement de l’équipe de Griaule, laissé totalement à moi-même, j’ai dû me débrouiller tout seul.
A part une brève rencontre au Musée de l’Homme avec Jean Rouch nous ne nous sommes jamais réellement côtoyés. En 1961, j’avais brièvement suivi son enseignement du Musée de l’homme (en me frottant au métier de cinéaste au marché aux puces de la Porte Clignancourt). Mais, plus tard, quand il était en train de filmer le Sigui à Sanga, j’étais en Europe et lorsque je travaillais chez les Dogon, il n’était pas là !
Il est évident également que nous avons suivi des voies totalement différentes, ce qui n’ôte rien à l’intérêt de l’approche herméneutique de Rouch dont le livre collectif de Pecquet se fait l’écho. Les diverses contributions réunies présentent en effet une grande cohérence autour d’un thème récurent présent dans pratiquement tous les articles, celui de la place primordiale à attribuer au discours des acteurs dans la recherche ethnologique.
Il est donc justifié pour cela d’y consacrer la plus grande attention car elles révèlent parfaitement l’état d’esprit de Jean Rouch et des chercheurs qui l’ont accompagné sur le plan intellectuel et continuent aujourd’hui à voir les relations enquêteurs-enquêtés sous cet angle et à considérer que les acteurs possèdent l’ultime clé des explications des phénomènes humains. Nous avons là un témoignage historique primordial d’une étape importante du développement de l’ethnologie française (fig. 1).
Entre 1929 et 1939, Griaule organise cinq missions en Afrique avec, à l’esprit la volonté d’utiliser tant la photographie que le cinéma comme instrument de travail sur le terrain. Les quatre films qui en résultèrent furent tous montés à partir des rushes de la troisième expédition, la mission Sahara-Soudan, de janvier à avril 1935.
C’est donc au cours des années 1930 que les premiers films ethnographiques fondés sur une recherche préliminaire de terrain apparaissent à côté des films de missions classiques. Ceux réalisés chez les Dogon de la falaise de Bandiagara par le directeur de thèse et l’un des mentors de Rouch, Griaule, sont, de loin, les plus célèbres.
Griaule : parution de Masques dogon.
Jean Rouch descend le Niger avec Pierre Ponty et Jean Sauvy et réalise son premier film, Au pays des mages noirs.
Après un premier tournage à Wanzerbé (Les magiciens de Wanzerbé 1948), Rouch part à cheval dans les Mont Hombori. Il prend alors conscience de la nécessité d’orienter la prise de vue en fonction de problématiques précises.
Griaule : parution de Dieux d’eau : entretiens avec Ogotéméli.
Le rendez-vous de juillet de Jacques Becker met en scène des jeunes qui partagent leurs activités entre les caves de Saint-Germain-des-Prés et le Musée de l’homme et rêvent de partir explorer l’Afrique, un film culte pour Jean Rouch.
Enquêtes de Jean Rouch sur les migrations songhaï au Ghana (ancienne Gold Coast) et en Côte d’Ivoire à partir de 1950 et en 1953-1955.
Bataille sur le grand fleuve (1951).
Avec Jaguar (1954, terminé en 1967) la fiction devient pour Rouch une entrée privilégiée.
Au musée de l’Homme, Rouch présente Les Maîtres fous à un public d’invités dont l’ethnologue Marcel Griaule. A la fin de la projection, – un simple bout-à-bout muet des épreuves cinématographiques – la réaction de ce dernier est sans appel : il déclare que ce film est un travestissement de la vérité et demande à Rouch de le détruire.
1956.
Jean Rouch, très affecté, mais qui n’a pas détruit le film, répond à l’invitation de Charles Pidoux, alors psychiatre à l’hôpital Saint-Anne à Paris, afin d’y montrer les Maîtres fous. Les différentes présentations de ce film l’ont certainement préparé et mis en condition pour affronter plus tard l’enregistrement du commentaire définitif sans lire de notes.
Mort de Marcel Griaule.
Moi un noir
Charles Pidoux, alors psychiatre à l’hôpital de Niamey, participe, en tant qu’expert de l’ONU, à une mission d’évaluation auprès du gouvernement malien.
Gare du Nord, fait partie d’une expérience de ciné-fiction réunissant des grands noms du cinéma français de la Nouvelle Vague : Jean Douchet, Jean Rouch, Jean Daniel Pollet, Eric Rohmer, Jean-Luc Godard et Claude Chabrol.
La chasse au lion à l’arc (1965).
Jean Rouch réalise à l’invitation de Germaine Dieterlen huit films sur les cérémonies du Sigui en Pays dogon, qui seront synthétisés en 1981 dans le film Sigui synthèse.
Mort de Germaine Dieterlen.
Mort accidentelle de Jean Rouch, mort de Charles Pidoux.
Jean Rouch cinéaste et ethnologue peut être compris selon de sept points de vue.
Ces deux points de départ se retrouvent au niveau de la pratique du cinéaste. Un premier volet interpelle la camera en tant qu’outil de recherche, la captation filmique permettant par exemple de « rejouer » la scène observée pour mieux l’analyser.
Dans les Magiciens de Wanzerbé (1948), Rouch compare la caméra à un crayon, pour enregistrer aussi fidèlement que possible « ce que la main ne peut noter ». Cette extériorité des techniques visuelles confère aux images une « indépendance » vis-à-vis de leur auteur » que Griaule (1957) ne manque pas de souligner positivement dans sa méthode.
Jean Rouch s’est donné pour tâche de constituer le corpus le plus complet possible des divers types de possession chez les Songhay (Niger) (Rouch 1960). Il a utilisé plus tard des questionnaires pour étudier le phénomène des migrations songhaï au Ghana puis en Côte d’Ivoire car malgré les défauts de ce système, soulignés par le cinéaste, c’est le seul moyen d’obtenir des statistiques.
Après son expérience de la projection sur le terrain de Bataille sur le grand fleuve (1951) Rouch restera fidèle à la pratique du feedback. Tournage de film et projection ultérieure, in situ, sur un grand écran, permettant de partager l’émotion d’un village et d’enregistrer les réactions des acteurs, constituent les deux volets indissociables de cette recherche.
Les films enregistrés sans prise de son nécessitent un commentaire a posteriori.
Première étape, Rouch enregistre en studio son commentaire pour exposer les enjeux du film. Ce texte, largement improvisé, est enregistré d’un trait.
On distingue ici une évolution notable dans sa filmographie. La mise en scène du commentaire évolue dans les premiers films, notamment pendant la période qui va des Magiciens de Wanzerbé à Bataille sur le grand fleuve : de 1945 à 1951. Un certain nombre de traits de mise en scène sont introduits, puis développés ; ils se manifesteront dans tous les films ethnographiques qui suivront.
Au pays des mages noirs (1946) et Les magiciens de Wanzerbé (1948) sont tournés en NB sans prise de son synchronisé et complété par le commentaire de Rouch enregistré en studio. Dans Les magiciens de Wanzerbé, le réalisateur introduit deux procédés : l’identification nominative et la traduction de paroles des personnes filmées. En effet, un grand nombre de phrases ou de fragments de dialogues énoncés par les protagonistes lors du rituel y sont reproduits.
Dans le film Bataille sur le grand fleuve (1985) est tourné en couleur, le son est enregistré sur place (notamment pour les musiques des danses et les discours des possédés, non traduits) et accompagné par le commentaire de Rouch reprenant celui de Damouré (malheureusement non enregistré). Les acteurs sont identifiés.
Dans les Maître fous (1955) les acteurs sont identifiés nominalement et les séquences sont commentées par Rouch qui se fait le porte-parole de chacun des acteurs, ajoutant après chaque séquence l’explication de Moukayla sur l’identité des acteurs et de leurs esprits protecteurs, les Hauka. On disposait ainsi d’un script a posteriori qui, lui aussi dans l’ordre devint le fil conducteur du montage, et d’une fiche d’identité de nos acteurs par leur nom réel et le nom de leur Hauka.
Dans Moi un noir (1958) le commentaire de Rouch introduit brièvement le film mais les acteurs du film sont les vrais commentateurs de leur propre jeu. Dans cette polyphonie, les différentes sources orales à l’œuvre simulent la variété d’une situation naturelle et le cinéaste tend à disparaître.
Rouch n’a jamais renoncé à commenter ses films, à l’opposé d’Olivier de Sardan et Gardner qui renoncent à cet enrobage. Ce souci du descriptif de Rouch se poursuivra par exemple, dans le film La chasse au lion à l’arc (1965). En supprimant les commentaires du cinéaste, Olivier de Sardan et Gardner suscitent également des interactions telles celles souhaitées par Rouch, en cela que leur cinéma crée une immersion qui permet aux spectateurs d’être proches des filmés.
(La vieille et la pluie 1974. https://videotheque.cnrs.fr/doc=594).
Au-delà les caméras manipulées hors de la présence de l’anthropologue, une solution non retenue par Rouch, permettent d’élargir la relation à de éléments non humains
A l’opposé une seconde option renvoie plutôt au désir de cinéma au sens de ses potentialités de prise en charge de l’imaginaire ; toute la dimension fictionnelle et poétique s’y engouffre. Avec Jaguar (1954, terminé en 1967) la fiction devient pour Rouch une entrée privilégiée pour pénétrer la réalité. Pour Rouch, cinéaste et ethnographe, il n’y a pratiquement aucune frontière entre le film documentaire et le film de fiction.
Une ligne apparaît à travers les différentes contributions publiées : Rouch se serait positionné à l’opposé du scientisme affiché par la recherche « officielle » qui se conforme à une vision considérée comme « naturaliste ».
La position de Rouch, qui est aussi celle de Mauss, c’est que les êtres humains sont avant tout des êtres humains, très complexes et mystérieux. Marcel Mauss n’était pas en accord sur ce point avec son oncle Durkheim, qui suivait Auguste Comte. L’orientation du cinéaste, qui dérive de Mauss, consiste, dès ses premières recherches, à tenter de ne pas théoriser à propos des gens en creusant un fossé entre l’observateur et les observés.
Les archétypes à la Mircea Eliade, l’objectivisme empirique de Durkheim (les faits sociaux sont des choses), les principes généraux à la Weber et les analyses structurales tendent tous à favoriser les oppositions modélisantes, au détriment de l’infinie diversité des faits sociaux qui se développent et évoluent dans le temps et dans l’espace.
Il faut donc éviter toute lecture métasociale et essentialiste, donc raciste, de la réalité sociale et contrecarrer la vision étroite du savoir conditionnée par la pseudo-objectivité scientifique, dont Rouch montre dans ses propres films qu’elle n’est jamais qu’une fiction ou un arrangement des situations observées.
Cette position entraîne un renouvellement d’une tradition cinématographique dans le champ d’une anthropologie qui a bien souvent négligé d’interroger la nature des technologies qu’elle employait au nom d’une supposée neutralité de ces images mécaniquement produites. Dans cet univers scientiste Rouch conteste toute neutralité et revendique son regard et son écoute comme moyens de découvrir et même de faire advenir certaines réalités sociales. Cette position remet en question les sens du mot « données » : l’ethnographe ne collecte pas des données préexistantes, il les produit par toute une série de choix.
La lecture de la revue « Minotaure », mais aussi quelques rencontres fugitives et lointaines avec les « monstres sacrés », Dali, Éluard et Breton, amène Rouch à s’intéresser intensément à l’aventure surréaliste et d’un même mouvement l’incitent à s’enquérir des découvertes faites par Marcel Griaule sur l’institution des masques dogon.
Rouch ne pouvait vivre aucune expérience – fut-elle sur un terrain exotique – sans que surgissent dans son esprit des références littéraires (Breton, bataille, Hïolderlin. Eluard, Artaud) ou cinématographique (Vertov, Flaherty). Rouch n’a jamais voulu étudier les structures mentales comme l’aurait fait Lévi-Strauss, ni coudre une cosmologie cohérente à la Griaule. Sa thèse (La religion et la magie songhaï 1960) est essentiellement descriptive. La vérification des récits, la falsification des concepts, la déconstruction des termes l’intéressait bien moins que l’imaginaire et les visions créatives de la « réalité ».
Rendez-vous de juillet de Jacques Becker (1949) est la sociographie romancée d’un groupe de jeunes qui se passionnent pour le jazz dans les caves de Saint-Germain-des-Pré, étudient les arts dramatiques ou l’ethnologie au musée de l’homme et rêvent, pour les plus aventureux, de partir à la rencontre des pygmées de l’Afrique équatoriale. C’est l’un des récits fictionnels à travers lequel Rouch s’est raconté. Il finit même à la fin de sa vie par s’y identifier.
Il est donc dans l’ordre des choses que la fiction soit rapidement venue troubler l’ordre des faits. Dans le film à sketchs Paris vu par.. (1965) Rouch rejoint la mouvance de la Nouvelle vague aux côtés de Jean Douchet, Jean-Daniel Pollet, Éric Rohmer, Jean-Luc Godard et Claude Chabrol.
Rouch reste celui qui, prenant exemple sur Flaherty, fit sortir l’indigène du rôle de figurant. Dans toute une tradition du film ethnographique, le vrai sujet, c’est la tribu ou l’ethnie, et non un individu ou une constellation de personnages. La fameuse anthropologie partagée dont on crédite Rouch s’épanouit en fait dans ses ethnofictions. Il ébranle, dans le cadre d’une création collective, les lignes qui séparent conventionnellement le documentaire de la fiction, l’observation de l’imagination, le réalisateur des « ses » personnages.
L’ethnographie ne découvre pas une réalité préexitante, elle crée sa propre réalité. Ce que Rouch nomme l’anthropologie partagée et le cinéma-vérité, lequel n’est pas le cinéma de la vérité.
Rouch, en tant qu’ethnologue-cinéaste, a consacré une attitude et une posture physique originale : nommée la ciné-transe ; elle consistait à filmer sans trépied, en se tenant face au sujet afin de tisser avec lui une relation par le regard et les gestes accomplis au cours même du tournage. Les rites de possession, filmés tant au Niger (Songhaï et pêcheurs Soroko) dans leur pratique traditionnelle qu’à Abidjan au sein de processus d’acculturation à la vie citadine, sont emblématiques de cette anthropologie visuelle. Le cinéaste-ethnographe est une unité dans laquelle la caméra prime et devient avec son porteur un « acteur » du rite et comme un médium de la possession.
Le glissement en direction d’œuvres de fiction conduira Rouch à interroger les liens et place qu’y tient l’imaginaire dans la connaissance de la réalité, aucune frontière n’existant entre le film documentaire et le film de fiction. C’est donc surtout à travers des films d’« ethnofiction » que Rouch témoigne de l’empreinte du phénomène de colonisation dans l’Afrique des villes, tant dans Jaguar que dans Moi, un noir. La fiction fait du cadre social le cadre théâtral de la réalité, en invitant les personnes à s’interpréter elles-mêmes. Donner la parole ou, plus exactement donner les conditions pour que puisse se prendre la parole : voilà un geste politique des ethnofictions de Rouch.
La principale contribution de Rouch à la mise en œuvre de nouvelles formes d’écritures en anthropologie se trouve dans des films que lui-même réalisait en marge de son métier d’ethnographe et hors du champ de l’anthropologie professionnelle. En effet, au début des années 1980, les anthropologues ont largement remis en question le positivisme scientisme qui prévalait jusqu’alors. Sur ce plan, même s’il se revendique de Marcel Mauss, Rouch était très en avance sur son temps.
En rupture de style avec les films tournés au Mali avec Dieterlen, pour le Rouch nigérien des ethnofictions, le terrain consistait surtout à vivre une expérience créative avec ses amis. Ce qui s’exprime, dès lors dans ses films, c’est un rapport à l’imaginaire de jeunes Nigériens qui n’a rien à voir avec une Afrique éternelle et une mythologie exhumée du fond des âges.
Contrairement aux films consacrés aux Songhaï les films tournés par Rouch chez les Dogon dans le cadre des cérémonies du Sigui témoignent d’une orientation totalement différente des films tournés en milieu songhaï.
Les courts métrages de Griaule pourraient être considérés comme les seuls films réalisés en Afrique subsaharienne par un ethnologue de métier avant Rouch, à la fin des années 40. Dans les années qui suivirent les missions, Griaule utilisa des rushes pour décomposer par le dessin le pas et les gestes des danseurs, ainsi qu’il est possible de le voir dans Masques dogon (1939).
Décomposition d’un pas de danse dogon (gona, masque kanaga) d’après une séquence filmée. Griaule 1938.
Contrairement à sa Méthode de l’ethnographie (1957) – publiée après la mort de l’ethnologue sur la base de ses notes de cours – Griaule se révèle dans sa pratique effective beaucoup moins positiviste. Il est en effet pénétré, comme sa collègue Germaine Dieterlen, par des idées fort peu soucieuses de l’épreuve du réel. Griaule s’est, en effet, très tôt donné pour mission d’écrire le récit perdu qui selon lui qui sous-tendrait la vision du monde dogon, mais qu’un dogon n’aurait jamais prononcé. Ce récit est reconstitué par l’ethnographe, à partir de brides et de pratiques langagières très diverses, pour être ensuite élevé au rang de mythe cosmologique prescriptif, qui expliquerait toutes les pratiques rituelles observées.
Dans l’ethnographie des Dogon, hormis dans Dieu d’eau (1948/1966), un récit restitué à posteriori, tout « je » dogon, sous forme de monologues, de confessions de conversations ou d’interviews, est pratiquement introuvable. Dans son travail chez les Songhay et leur diaspora, ce n’est pas ce que fait Rouch. Dans ses films, sa voix peut rassembler une diversité de sources, mais, à la différence de Griaule, jamais dans l’intention de construire une mythologie matricielle. Selon le cinéaste une parole est nécessairement située.
La position filiale de Rouch par rapport à Griaule et de frère cadet par rapport à Germaine Dieterlen doit être évoquée, car elle ne lui permet pas la même liberté de mouvement que celle que le cinéaste pratique sur ses terrains nigériens. Marcel Griaule, que Rouch a toujours reconnu comme son maître, a surtout parlé pour ou à la place de ses informateurs, et même dans Dieu d’eau (1948), les paroles d’Ogotêmmeli correspondent davantage à un procédé d’écriture qu’au respect des conversations telles qu’elles se sont effectivement déroulées.
Jean Rouch et Germaine Dieterlen à la galerie nationale du Jeu de Paume à l’occasion d’une rétrospective Jean Rouch. Pecquet 2018, fig. 28.
La collaboration entre Dieterlen et Rouch concerne pour l’essentiel, le travail effectué avec et à partir de la projection de huit films sur le Sigui réalisés de 1966 à 1974, et celle de Sigui synthèse (1981) effectué à Sanga en 1983. Rouch manifeste une telle dévotion à l’égard de son aînée – et à travers elle, à l’égard de Griaule – que dans cette série de films, le logos griaulien domine le dispositif cinématographique (Griaule, Diéterlen 1965 ; Konaté, Le Bris 2012)). Dans les films « dogon » de Rouch, si anthropologie partagée il y a, c’est entre Rouch et Dieterlen, qui en quelque sorte lui dicte le texte et commande l’attitude bienveillante mais distante envers les interlocuteurs dogon.
La position des Dogon est pourtant prise en compte à l’occasion de projections et du travail associé qui ont lieu dans différents villages du Pays dogon, mais également au Musée de l’Homme, à Paris. Ils donnent à des découvertes par les Dogon eux-mêmes chez eux, l’ethnologue devenant alors l’informateur pour la plupart des Dogon présents.
Je ne reviendrai pas ici sur notre position actuelle, influencée par les travaux de Jean-Claude Gardin et Alain Testart (voir notamment son livre de 1991), dont on se doute qu’elle s’éloigne radicalement de la position adoptée par Rouch. Cela a été développé ailleurs dans de nombreux de mes travaux (voir par exemple Gallay 2018).
Il n’est par contre pas inintéressant de rappeler le contexte auquel j’étais confronté au début des années 60, jeune chercheur ignorant tout de l’Afrique et des débats agitant alors l’anthropologie. De cette époque je retiendrai deux souvenirs qui nous paraissent significatifs.
Lors de nos contacts avec Germaine Dieterlen nous avons retenu le souvenir d’une personne passionnée par le discours qu’elle développait à propos de la pensée dogon (elle finissait alors de rédiger le Renard pâle), mais qui avait beaucoup de peine à écouter et à entendre les messages que son interlocuteur de l’instant voulait faire passer. Nous nous demandions alors sérieusement comment elle pouvait mener une enquête ethnographique donnant la première place à son informateur.
De son côté, Charles Pidoux (1954, 1955, 1960) croyait (ou feignait de croire ?) aux pouvoirs supranaturels développés par certains praticiens africains du sacré, par exemple celui de faire mourir en une nuit un arbre pour épargner la vie d’un cinéaste qui avait commis quelques maladresses lors du repérage des lieux où allait se dérouler le lendemain une danse de possession, une expérience vécue que m’avait racontée notre ami psychiatre. La croyance en certains pouvoirs inconnus des Européens était partagée par Rouch (voir sa conclusion des Maîtres fous).
A l’opposé Claude Meillassoux, marxiste convaincu que j’avais longuement côtoyé à l’occasion d’une mission en Pays soninké, déniait aux Africains tout pouvoir de ce type. Les deux positions étaient totalement irréductibles.
Dénué de toute expérience je ne pouvais alors que constater ces divergences et m’interroger sur la relation à l’autre.
GALLAY A. 2018. Alain Testart and the epistemological thought. Archeologia Polski, p. 63.
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GRIAULE M. 1948/1966. Dieux d’eau : entretien avec Ogotêmmeli. Paris : Fayard.
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