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Aux sources d’un destin familial
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Ces premières contributions abordées tournent autour des réunions que nous avons eues à Strasbourg dans le prolongement des séminaires initiés par Alain Testart sur les rituels funéraires, réunions auxquelles ont participé notamment Bruno Boulestin, Christian Jeunesse et moi-même. Nous nous baserons donc prioritairement sur les articles suivants : Boulestin (2016) Qu’est-ce que le mégalithisme ? Jeunesse (2016a) De l’île de Pâques aux mégalithes du Morbihan : un demi-siècle de confrontation entre ethnologie et archéologie autour du mégalithisme et Jeunesse (2016b) Une expédition allemande chez les Konso : présentation de l’ouvrage Im Lande des Gada » de A. E. Jensen, Stuttgart 1936.
Les deux rencontres du « groupe de Strasbourg » de 2014 et 2015 ont montré tout l’intérêt de la formule de séminaire initié par Alain Testart et aujourd’hui reprise par Christian Jeunesse dans le cadre de la MISHA : thème bien délimité et nombre limité d’interventions permettant de larges discussions. Nous reviendrons également ici sur l’apparent différent nous opposant à Alain Testart à propos des sociétés à mégalithes, une opposition que les deux rencontres de Strasbourg ont permis, je pense, de résoudre.
Alain Testart (2012a, 2014) postule l’existence d’une relation univoque et nécessaire entre le mégalithisme et les sociétés à richesses ostentatoires et dissocie mégalithisme et sociétés lignagères. Pour ce dernier l’ostentation, fille de la compétition sociale, n’est jamais très marquée dans les sociétés lignagères, où les relations hiérarchiques sont figées par la coutume (Gallay 2016d).
Alain Testart (2014) tente de nous démontrer trois points :
Bruno Boulestin confirme que la relation que j’ai établie moi-même entre sociétés lignagères et mégalithisme est erronée car 1. je confonds lignages et sociétés lignagères, 2. je m’appuie sur les classifications de Testart qui présentent de nombreuses incohérences, une position que je partage, mais qu’il convient d’approfondir.
L’argument développé par Alain Testart se résume au fond à ceci : l’érection de monuments en pierre est une manifestation ostentatoire – or les sociétés lignagères sont peu ostentatoires – donc les sociétés mégalithiques appartiennent toutes à la catégorie des sociétés à richesses ostentatoires.
Deux points doivent être soulignés :
2. De plus, le statut des sociétés royales reste ambigu. Dans le tableau de 2005, les royautés sont rattachées au monde II, mais sont considérées comme déjà étatiques. Le séminaire du Collège de France (Testart 2004-2010) n’éclaircit du reste guère cette question. J’aurais quant à moi la tendance à distinguer des royautés sacrées parmi les semi-État et des royautés divines parmi les sociétés étatiques.
Le débat sur les sociétés lignagères africaines reste obscurci du fait qu’Alain Testart (2004-2010) se fonde essentiellement sur les Lobi pour proposer un tableau des sociétés lignagères africaines et ne tient pas compte de la hiérarchisation possible de ce type de société, telle que décrite par Claude Meillassoux (1977), Diop (1981), puis par moi-même (Gallay 2010, 2011a, 2012, 2015) :
« Les données sur les Lobi sont parmi les meilleures (…). C’est une des raisons qui nous a fait choisir ce peuple comme exemple de référence pour les sociétés lignagères africaines (Testart 2004-2010, note 121, p. 190).
Le séminaire du Collège de France montre néanmoins qu’Alain Testart est parfaitement conscient de la complexification possible des sociétés africaines.
Pour sortir de ces contradictions il convient tout d’abord d’accepter les deux prémisses admises par Bruno Boulestin : 1. il existe deux types de mégalithismes, 2. Il convient de distinguer le lignage comme expression de la parenté et l’organisation lignagère segmentaire comme organisation politique.
Le mégalithisme ne doit plus faire référence à des monuments, puisqu’il en concerne plusieurs types et qu’aucun n’est systématiquement mégalithique, mais seulement au choix d’un matériau. Il ne s’agit pas non plus d’un procédé technique (Boulestin 2016, p. 69). Le lien entre mégalithisme et monumentalisme tient à ce que l’un et l’autre sont des façons possibles de faire de la démonstration. En ce sens, cela traduit en partie une même façon de penser qui a sans doute quelque chose en commun avec un niveau social (Boulestin 2016, p. 72).
C’est un mégalithisme caractérisé par la présence de gros et de très gros mégalithes, c’est-à-dire d’une masse dépassant la quinzaine de tonnes, s’élevant à plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de tonnes (fig. 1) (Schröder 1917). Les auteurs insistent sur le fait que ce type de mégalithisme n’est, en dehors des États, démontrable ni en Afrique ni en Amérique.
Si l’on met de côté l’Europe néolithique et la question des sociétés étatiques, le mégalithisme de type I est clairement présent, en dehors des États, en Asie du Sud-Est, avec un léger débordement sur l’Asie du Sud (est de l’Inde) et une double extension aux îles du Pacifique (jusqu’à l’île de Pâques) d’une part, à la bordure est de la Chine et jusqu’en Corée et au Japon d’autre part. Cette répartition correspond à l’extension des langues austronésiennes (Jeunesse 2016a, p.15), un point important qui me conforte dans l’option retenue d’intégrer dans ma démarche sur le mégalithisme le contexte des grandes familles linguistiques (Gallay 2016c et e, à paraître). Christian Jeunesse a parfaitement raison de rappeler que cette connexion est un phénomène « culturel » au sens fort du terme, par opposition aux faits de « sociétés » (fig. 2).
Fig. 2. Sociétés à mégalithes actuelles et subactuelles et aire de répartition des langues austronésiennes (CJ1, fig. 11).
Aucune des populations qui pratiquent le mégalithisme de type I ne peut être qualifiée de lignagère au sens politique bien que l’organisation de la parenté puisse présenter des formes lignagères. Toutes au contraire sont des sociétés qui présentent des pratiques ostentatoires.
Le degré d’ostentation est lié au niveau d’instabilité du pouvoir. Il est très élevé dans les sociétés hiérarchisées où la compétition pour le prestige est endémique et connaît en revanche des fluctuations importantes dans les contextes à pouvoir politique institutionnalisé, où les phases de compétition pour le pouvoir sont entrecoupées de périodes de stabilité.
Ce qui donne son unité au phénomène est :
Cette situation a d’importantes conséquences sociales et politiques. Au-delà de 500 tonnes, qui plus est si l’on s’approche du millier ou qu’on le dépasse l’hypothèse d’un travail communautaire conduit dans un domaine familial devient à peu près inenvisageable (Boulestin 2016, p. 79).
L’idée avancée par certains archéologues comme quoi ce type d’opération peut être réalisé dans le cadre d’une collaboration bénévole est totalement utopique. Dans des sociétés non étatiques, le paiement pour un travail collectif nécessitant la participation de plusieurs centaines de personnes ne peut rendre qu’une seule autre forme : celle où un commanditaire (individu ou groupe) invite des gens (puisqu’il ne peut pas les contraindre) à participer à un travail et les rétribue sous forme festive (une situation qui existe également dans le mégalithisme de type II). Il s’agit là du seul moyen de mobiliser une main d’œuvre volontaire importante avant l’apparition de la monnaie et la création du salariat.
Le principe est alors que les invités sont nourris par le commanditaire et travaillent pour lui, dans le but qu’il a fixé et sous sa direction. Chacun est libre de participer ou non, rien ne contraint quiconque et aucune sanction n’est possible : on est à l’opposé d’un système basé sur une hiérarchie d’autorité (Boulestin 2016, p. 81-82). Ce type d’opération introduit donc la notion de richesse ; il faut pouvoir avoir les moyens pour de telles festivités.
Les deux auteurs ne développent pas cette question, mais admettent sa présence en Afrique. Il convient donc de réfléchir sur cette question en opposant lignages et sociétés lignagères.
Le lignage est un terme qui se rapporte à la parenté et désigne un groupe de filiation unilinéaire. Des sociétés organisées en lignages existent partout dans le monde et à toutes les époques.
Une société lignagère (dite aussi segmentaire) est, au contraire, une forme d’organisation politique bien particulière, structurée par le lignage et uniquement par lui (Testart 2005, p. 109 et suiv.). En pratique, le lignage ne gère donc que le système de parenté tandis que les sociétés lignagères sont lignagères au sens politique. Mais l’amalgame entre les deux notions est une source permanente de confusion, laquelle ne m’a pas épargné.
Ces objections et précisions une fois admises qu’en est-il de la situation du mégalithisme de type II dans leurs relations avec les organisations lignagères en Afrique ? Deux dossiers peuvent être ouverts à ce sujet : celui de la Sénégambie et celui de l’Éthiopie (Gallay 2019).
Selon Alain Testart, on peut définitivement conclure qu’aucune société lignagère ne pratique du mégalithisme (types I et II non distingués), tout simplement parce que le pouvoir dans ces sociétés ne le permet pas. Il n’est pas lié à la richesse, mais à la parenté, c’est un pouvoir de commandement qui s’appuie sur une structure d’autorité (Testart 2005, p. 109-110 ; 2014, p. 334). D’un côté il n’a pas besoin d’être confirmé, d’un autre il ne déborde pas l’échelle de la communauté. Il n’a en quelque sorte ni le mobile ni le moyen de faire tirer une grosse pierre.
Force pourtant est de constater qu’un mégalithisme de type II existe en Sénégambie, ce qui pose deux questions :
Les travaux portant sur l’évolution des organisations segmentaires en Afrique de l’Ouest sont nombreux (Meillassoux 1977 ; Diop 1981 ; Gallay 2011a, 2012), je n’y reviendrai pas ici.
Les organisations lignagères ne se limitent pas aux organisations lignagères les plus simples comme celles de Lobi ; elles peuvent générer des secteurs aristocratiques, au sein de simples organisations villageoises et jusqu’au niveau des royautés. J’ai lié le mégalithisme sénégambien à un stade « ancien » (dans le sens d’une taxonomie cladistique) de ce développement de la stratification sociale et politique, soit à l’émergence d’un despotisme guerrier. Ce mégalithisme peut se développer dans un cadre communautaire élargi à des dépendants. La question d’un pouvoir pouvant englober des communautés plus larges reste ouverte en l’état de la discussion.
La question des morts d’accompagnement dans les sépultures sénégambiennes peut fournir à ce propos un point d’encrage.
Selon Alain Testart (2004a et b), l’accompagnement est, pour la société qui le pratique, l’indice que les relations personnelles y ont une certaine importance. L’importance de l’esclavage vient d’abord de ce qu’il fournit des dépendants, de ce qu’il permet en conséquence d’accroître le nombre de ses dépendants au-delà du cercle des apparentés et de fournir des fidélités personnelles.
L’esclavage, qu’il soit d’origine précoloniale, arabe ou européenne, qu’il soit un esclavage de guerre ou un esclavage pour dettes, est donc un point crucial dans l’évolution des sociétés de ces régions (Testart 2001a). L’esclavage pour dettes transforme le pouvoir indirect de type économique eu un pouvoir direct. La vente de soi ou d’apparentés favorise toujours l’émergence de centres multiples de pouvoir.
Cette situation montre qu’un mégalithisme de type II peut se développer dans un contexte communautaire élargi au-delà de la famille étendue ou du clan et regroupant ce qu’Alain Testart appelle des fidèles, clients et esclaves, et que cette situation génère des inégalités qui peuvent s’exprimer dans un certain monumentalisme, qu’il soit mégalithique (de type II) ou non (fig. 3).
L’idée avancée par certains archéologues comme quoi ce type d’opération peut être réalisé dans le cadre d’une collaboration bénévole est totalement utopique. Dans des sociétés non étatiques, le paiement pour un travail collectif nécessitant la participation de plusieurs centaines de personnes ne peut rendre qu’une seule autre forme : celle où un commanditaire (individu ou groupe) invite des gens (puisqu’il ne peut pas les contraindre) à participer à un travail et les rétribue sous forme festive (une situation qui existe également dans le mégalithisme de type II). Il s’agit là du seul moyen de mobiliser une main d’œuvre volontaire importante avant l’apparition de la monnaie et la création du salariat.
Le principe est alors que les invités sont nourris par le commanditaire et travaillent pour lui, dans le but qu’il a fixé et sous sa direction. Chacun est libre de participer ou non, rien ne contraint quiconque et aucune sanction n’est possible : on est à l’opposé d’un système basé sur une hiérarchie d’autorité. (BB, p. 81-82). Ce type d’opération introduit donc la notion de richesse ; il faut pouvoir avoir les moyens de telles festivités.
Les ethnologues des années 60 et moi-même (Gallay 2018), suivi en cela par A. Testart (2014), ont abordé la question de la démocratie primitive chez les Konso et autres populations de langues couchitiques en évoquant une société structurée par des clans patrilinéaires et un système des générations et de classes d’âge de type gada (Gallay 2006, p. 65, 2016a, b et c, 2018).
La présentation effectuée par Christian Jeunesse du livre de Jensen (1936) lors des rencontres de Strasbourg (Jeunesses 2016b) livre une vue différente de cette société.
Jensen présente en effet une société Konso marquée par une tension permanente entre deux éthos – oligarchique et démocratique – dont l’équilibre, précaire, est susceptible de varier dans le temps. L’organisation de type « stratifiée » que dessinent ces deux classes sociales, et qui fonctionnent dans une relation à la fois parallèle et conflictuelle avec le système des classes d’âge, a curieusement été largement négligée par les ethnographies postérieures à l’expédition allemande des années 30.
La société konso est, selon Jensen, divisée en neuf clans exogames qui, suivant les informateurs indigènes, dériveraient d’autant de peuples qui se seraient naguère agrégés pour former le peuple konso. Chaque clan présente à sa tête un poqolla appelé miskata-poqolla ou bamballe, qui est réputé appartenir à la lignée du fondateur du clan. Ces poqalla forment une oligarchie aristocratique aux fonctions à la fois religieuses et guerrières. C’est pour eux que l’on érige les monuments funéraires de type waaka, ces derniers étant beaucoup plus rarement dédiés au commun du peuple.
Il n’y a pas lieu de mettre en doute les observations de l’expédition allemande. Certains waaka, ces statues de bois ornant les tombes, montrent en effet une association de symboles propres au poqolla et au complexe guerrier du « héros » qui ne peuvent s’expliquer si les poqolla avaient uniquement des fonctions religieuses comme c’est le cas aujourd’hui. Certains informateurs prétendent néanmoins que des hommes du commun ayant fait preuve d’une grande bravoure au combat pouvaient bénéficier du même traitement, mais sous une forme beaucoup plus modeste.
Selon Christian Jeunesse la coexistence d’institutions « démocratiques » et d’institutions « oligarchiques » aurait généré une tension permanente entre deux ethos concurrents susceptibles de faire office alternativement d’idéologie dominante. On serait alors dans un dispositif proche de l’opposition gumsa-gumlao telle que l’a décrit Leach (1954, 1972) pour les Kachin de Birmanie et qui se déploie horizontalement entre groupes voisins (système gada) et verticalement au sein du groupe donné (oligarchie), dans un mouvement de balancement entre deux extrêmes. L’expédition allemande aurait été confrontée à une phase à dominante gumsa (avec système stratifié dominé par des chefs cumulant fonctions guerrières et religieuses) et les visiteurs des années 60 à une phase à dominante gumlao (durant laquelle les aristocraties se replient sur les fonctions rituelles).
Les groupes funéraires konso relevant du mégalithisme de type II, leur fonction ostentatoire et les circonstances de leur mise en place seraient difficilement compréhensibles dans le cadre du système « démocratique » actuel. Ils constituent donc, clairement, une des expressions du versant « oligarchique » dont nous devons la connaissance aux observations de l’expédition Jensen (fig. 4).
Il n’est pas très facile de se faire une idée précise du système décrit par Jensen. Le modèle que nous avons établi (Gallay 2018) permet néanmoins quelques remarques (fig. 5 et 6) :
– S’agit-il d’élections ? Auquel cas le caractère démocratique de la société serait préservé.
– S’agit-il de règles de successions comme on en trouve en Afrique de l’Ouest ? Si c’est le cas, il serait important de les connaître car ces dernières peuvent, selon les cas, générer une hiérarchie des lignages au sein du clan, ou empêcher une telle hiérarchisation (Meillassoux 1977).
Sur le plan de la dynamique sociale nous n’avons que très peu d’éléments pour situer l’apparition de la composante oligarchique dans les populations de langues est-couchitiques.
Il est néanmoins possible de présenter une proposition fondée sur une proposition très générale : la hiérarchisation des sociétés situées au sud du Sahara s’est accentuée avec l’apparition de la traite esclavagiste, arabe puis européenne (Gallay 2012). Appliquée à la situation éthiopienne, cette proposition indique que l’apparition de la composante oligarchique pourrait être contemporaine de l’apparition de l’esclavage de guerre dans les sociétés de langues omotiques, et ceci bien que les groupes konsoïdes soient restés à l’écart de cette pratique. Cette hypothèse permettrait de situer ce phénomène au début de notre ère (fig. 7).
Nous disposons désormais de tous les éléments pour proposer une structure dynamique des sociétés du rift éthiopien pour lesquelles la question de la démocratie primitive se pose (fig. 7).
L’arbre proposé se fonde sur la cladistique qui reconnaît le principe de la descendance avec modification et admet la présence de caractères primitifs et de caractères dérivés (Gallay 2012). Cette arborescence, à ce stade de l’analyse, n’a pas de caractère phylogénétique et donc pas de signification historique directe. Nous pouvons distinguer comme pas de transformation :
Le schéma de la figure 8 rend compte de l’articulation dynamique de ces transformations. Elle témoigne du caractère primitif des organisations lignagères et de l’antériorité logique des hiérarchisations fondées sur des privilèges religieux sur les privilèges guerriers. Dans cette configuration privilèges guerriers et monumentalisme funéraires forment des grades témoignant de phénomènes de diffusion.
Une piste pour la compréhension de ce phénomène nous est offerte par les principes très généraux guidant la hiérarchisation des lignages dans les sociétés africaines. D’une manière générale les lignages des poqolla peuvent être considérés comme des lignages aînés ayant donc, pour des raisons qu’il reste à élucider, à occuper une place privilégiée dans la hiérarchie sociale, ceci quelle que soit l’époque considérée. Cette hiérarchisation repose, dans le cas Konso, soit sur des prérogatives religieuses, soit sur des prérogatives guerrières, dominantes selon les circonstances historiques, circonstances, qu’il convient désormais d’approfondir (fig. 8).
La question des démocraties primitives peut être approfondie en élargissant le cadre géographique d’analyse aux Gamo et aux Djem (tab. 4).
Les Gamo forment une petite population de langue omotique qui ne possède pas de mégalithisme, mais dont la société présente certaines affinités avec celle des Konso, notamment en ce qui concerne les assemblées démocratiques (Bureau 1981). On notera qu’Alain Testart (2005, p.131) place les Gamo dans les démocraties primitives ; c’est du reste la seule population éthiopienne mentionnée sous cette dénomination dans son tableau. Dire que la société Gamo qu’elle n’est pas segmentaire n’exclut pourtant pas que l’appartenance clanique et lignagère y joue un certain rôle dans la définition de certains statuts individuels.
Il n’existe pas de système de degrés de génération comparable au système gada des Konso.
La société présente une bipolarité fondamentale.
Ces assemblées, qui rendent la justice au plus haut niveau, ont le monopole des sanctions séculières et décident des guerres.
Les hommes de l’unité politique jugent les cas litigieux et fixent les réparations et amendes à verser en cas de non règlement à l’amiable. Lorsqu’il est question de réparations ou d’amendes, les clans et les lignages ne sont pas tenus comme solidairement responsables.
En cas de meurtre, l’assemblée bannit le coupable déclaré hors la loi ; ce n’est qu’avec le consentement de la famille de la victime qu’il pourra ensuite être réintégré. C’est une société sans vengeance, sans légitimité de la vengeance, et donc sans vendetta, car celui qui se vengerait serait pareillement ostracisé. Mais c’est une société sans vengeance uniquement à l’intérieur de l’unité politique, car les luttes et guerres entre unités politiques (déré) distinctes étaient autrefois courantes, et valorisées.
Bureau (1979) a présenté les moyens que les Gamo utilisent pour éclipser la vengeance dans le règlement des conflits individuels.
De l’avis de tous les spécialistes il ne s’agit donc pas d’une société segmentaire. La société gamo a incontestablement certains aspects d’une société étatique, à la fois par l’interdiction de la justice privée, plus exactement l’interdiction de tout recours à la violence pour se faire justice soi-même et la présence d’une justice de compromis et d’arbitrage, en dehors de tout recours à l’assemblée. Nous sommes ici dans le cas 1 du schéma de la figure 2. Mais elle n’a jamais formé une société centralisée et reste fondamentalement non étatique par l’absence de toute organisation à part de la violence : l’assemblée n’a pas de police à sa disposition et quand elle prononce la sanction suprême, le bannissement, elle laisse à tout un chacun le soin d’exécuter le meurtrier – ou ne pas l’exécuter.
Avant l’arrivée des Amhara, la guerre entre territoires était, comme chez les Konso, de règle. Chez les Gamo, les liens de voisinage jouent un rôle plus important que ceux de la parenté. Certes, tout Gamo appartient par la naissance à un lignage et à un clan qui lui confère des privilèges et des obligations particulières. Mais en même temps par son appartenance à un groupe territorial sans lien nécessaire avec le clan, il se définit comme citoyen de ce territoire. C’est en effet le cadre du voisinage – guta (village ou hameau) – et de la confédération – déré (communauté politique souveraine) qui détermine l’aire politique que les groupes lignagers recoupent indifféremment.
La guerre avait lieu entre proches voisins. Mauvaises querelles, recherches de dépendants ou provocations systématiques étaient la cause immédiate des guerres. La lutte était hautement valorisée et le tueur honoré, le prétexte du combat importait somme toute assez peu. A l’issue des combats il pouvait y avoir pacte et réconciliation ou assujettissement du vaincu qui devenait un pays esclave, mais dont les habitants restaient néanmoins libres. Le pays vaincu versait un tribut. La situation créée par la victoire restait néanmoins temporaire. Les Gamo pratiquaient autrefois l’esclavage. Certains métiers, poterie, forge, tannage étaient aux mains de groupes endogames.
Le tableau 6 permet à la fois de comparer les situations gamo et konso et de se rendre compte des lacunes de nos informations.
Les Jem constituent une population de langue omotique occupant la rive droite du haut cours de l’Omo et jouxtant, à l’est, le pays Hadiya. L’ensete est, avec l’orge et le blé, le cultigène dominant. On peut considérer les Jem comme appartenant au complexe de l’ensete.
Les Jem, qui occupent la vallée de Gibe, ont été à l’origine d’une formation politique et territoriale, le « royaume » du Janjero. Ils présentent une organisation hiérarchisée de 24 clans gouvernée par une monarchie divine, la personne sacrée du roi étant associée au soleil et à la lune. Le roi contrôle une police, possède une prison et gouverne avec un conseil. Le royaume du Janjero est mentionné pour la première fois dans le chant de victoire du roi Yeshak (1412-1427), mais sera fortement affaibli au moment de l’expansion oromo. Des monuments mégalithiques probablement rattachables à ce royaume sont présents. Minassie Girma (2010) signale deux sites mégalithiques composés de stèles groupées sur de petits espaces, à Melessa et Zofkare. Ces orthostats, qui ne portent aucun façonnage ni aucune gravure, sont composés de prismes basaltiques bruts. A Melesa deux orthostats, hauts de plus de deux mètres dépassent nettement les autres pierres.
La monographie d’Helmut Straube (1964) présente une place sacrificielle (Opferplatz) circulaire entourée d’une palissade. La localisation du site n’est pas mentionnée. Au centre se dresse un grand monolithe érigé au-dessus de la tombe du fondateur du clan.
Tout autour sont dressés de nombreux monolithes plus petits associés à des tombes de chefs de clans. On pratique des libations mensuelles au pied des monolithes. Les autres membres des clans sont enterrés dans un cimetière séparé (ne comprenant pas de stèles ?) (Gallay 2016b).
Ce type de monument rappelle quelque peu le site de Tuto Fela qui procède ici aussi par coalescence de plusieurs structures funéraires individuelles au sein d’une même structure d’ensemble (Joussaume 2007).
Fig. 8. Structure socio-politique dynamique des populations en relation avec la notion de démocratie primitive. Dans cette analyse le monumentalisme funéraire et l’importance conférée aux privilèges guerriers forment des grades et non des clades. A. Gallay.
Les mécompréhensions anciennes ont eu pour bases trois erreurs : 1. avoir pris le mégalithisme comme un tout (Testart, Gallay), 2. avoir confondu lignage et organisation lignagère (Gallay), 3. avoir considéré que j’avais moi-même établi une relation univoque simple entre organisation lignagère et mégalithisme (Testart).
Les rencontres de Strasbourg ont permis de résoudre plusieurs de ces erreurs et d’éclaircir le débat. Tout n’est pourtant pas terminé, notamment en ce qui concerne le mégalithisme de type II, ainsi que la nature de la société konso et de son éventuel statut de « démocratie primitive ».
Reste un point essentiel : comment cette nouvelle vision de la société konso s’insère-t-elle dans l’évolution des sociétés éthiopiennes et quels sont les relations de ce type de société avec les sociétés hiérarchisées omotiques ? Convient-il de modifier le schéma évolutif que nous avons proposé ?
Il serait également judicieux de revoir les classements des sociétés proposés par Alain Testart afin de trouver un consensus sur cette questions difficile
Bruno Boulestin nous a fait parvenir la réaction suivante :
« Le type II n’exclut pas la ploutocratie, c’est dans l’autre sens que cela fonctionne :
Le type I implique soit État soit ploutocratie.
Pour le type II ça peut être n’importe quoi (mon graphique). Mais je pense quand même, je l’ai écrit et je maintiens, que le type II, c’est-à-dire l’absence totale de mégalithes de plus d’une quinzaine de tonnes, rend peu probable l’existence d’un pouvoir basé exclusivement ou principalement sur la richesse.
Et je crois que ça fonctionne, parce qu’il y a bien sûr des riches en Afrique, mais nulle part la richesse ne me paraît y être la source exclusive et principale du pouvoir (qui me semble le plus souvent correspondre à un pouvoir conféré par le lignage, c’est-à-dire reposant sur la parenté/l’ancestralité, ou à un pouvoir guerrier ; c’est un peu intuitif parce qu’il faudrait vraiment creuser cette question fort complexe, mais j’ai l’impression que toute l’Afrique subsaharienne, hors chasseurs-cueilleurs, se caractérise par un jeu, un équilibre, des allers-retours entre ces deux formes ».
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