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Aux sources d’un destin familial
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Mauren Murphy propose une mise en perspective historique de la présentation des arts extra-occidentaux dans les musées et dans l’imaginaire occidental en France et aux USA. De l’Afrique marchandise à l’Afrique rêvée de la négritude y-a-t-il escamotage de la vision anthropologique ? Ce travail remet également en question de la notion d’art.
On peut y déceler trois optiques que je nommerai ici l’Afrique marchandise, l’Afrique rêvée et l’Afrique comprise. Le troisième volet n’est qu’effleuré ; on peut se demander pourquoi.
C’est la filière qui mène de la découverte de l’art africain par les artistes des années 30 au Pavillon des Sessions du Louvre et au Musée du quai Branly. L’art, d’abord reconnu pour ses seules valeurs plastiques et esthétiques, devient vite une marchandise. L’esthétique pure est revendiquée par les artistes qui peuvent développer à cette occasion des discours interprétatifs totalement déconnectés des préoccupations des auteurs des œuvres. Le domaine est rapidement pris en otage par les marchands d‘art. Dans ce contexte, l’Afrique est totalement marginalisée et méprisée.
Man Ray, femme et sculpture commémorative d’une reine banwa (Cameroun), années 30. Murphy 2009, fig 41.
Dans les années 30, le cautionnement universaliste de l’art moderne par la référence aux « primitifs » marque le point de non retour de la récupération. Avec la multiplication des ventes et des expositions intégrant des objets d’art africains et océaniens, l’art dit primitif devient presque aussi prisé que l’art moderne, dont il est indissociable. La recherche de « marchés » est la préoccupation dominante des galliéristes, aussi bien que des musées. La présentation des œuvres dans des musées à l’occasion d’expositions diverses cautionne la valeur des pièces et fait monter les prix, comme c’est le cas pour les productions artistiques occidentales.
La mission Dakar-Djibouti de Marcel Griaule, dans le cadre du Musée d’ethnographie du Trocadéro (1882-1936), marque dès 1931, le début d’une prise de conscience de l’altérité des civilisations africaine, même si les connexions avec le mouvement surréaliste restent fortes.
Numéro de la revue surréaliste Minotaure consacrée à la mission Dakar- Djibouti.
André Malraux illustre cette situation en pratiquant le pillage. En 1923, encore jeune écrivain en devenir, il embarque à Marseille pour un voyage de quatre semaines vers le Cambodge. Ce jour là, pas de voyage existentiel en quête de liberté. Malraux n’a qu’un seul but : piller les statues d’un temple khmer pour effacer ses problèmes d’argent, mais l’expédition tourne mal. Il termine arrêté et jeté en prison.
Ce contact avec une civilisation étrangère débouchera néanmoins en 1947 sur la parution du Musée imaginaire qui présente une version intellectuelle du même courant. André Malraux tente ainsi d’appréhender l’art à la lumière d’un idéal universaliste :
« Libérées de leurs fonctions, de leur appartenance géographique ou historique constitutive de leurs différences fondamentales, quelle que soit leur taille (« des figurines au colosse ») ou leur statut (« des curiosités aux chefs-d’œuvre »), les œuvres pourraient ainsi toutes accéder au temple de l’art. Un temple unique, sécularisé, laïque, où le dieu vénéré ne serait plus un dieu religieux, mais bien celui de la modernité. »
Dans les années 50 le pillage du continent africain est directement le fait des galliéristes. Hélène Kamal (Leloup), qui remplit des camions d’objets, dit à propos du Mali : « en dépit de la résistance de la vieille garde, en dix ans le pays est vidé. »
LePavillon des Sessions du Musée du Louvre est l’ultime aboutissement de ce courant qui se prolonge donc jusqu’à l’époque actuelle. La scénographie est construite pour que l’imaginaire de chacun puisse se développer au contact des œuvres sans être « parasité » par l’information. Les objets n’intègrent le « temple » de la culture qu’une fois les traces de leur histoire effacées. Jacques Kerchache a réalisé le parfait condensé de la vision occidentale des arts d’Afrique telle qu’elle s’est construite au début du siècle :
« Il n’y a pas de preuve en art. Pourquoi recourir aux béquilles de l’ethnographie, à celle du primitivisme ou aux a priori de la pensée étiqueteuse, source de confusion ? Que m’apporte tout ce savoir au regard de la relation que j’ai nouée avec cette œuvre ? »
Dans cette perspective, on peut également consulter l’article de Maureen Murphy (2006) Voyages d’une reine bangwa dans l’imaginaire occidental.
A l’opposé se développe une vision idéalisée de l’Afrique qui veut redonner sa place au continent noir, mais qui ignore le plus souvent tout de la diversité et de l’historicité des cultures africaines. Ce courant se trouve d’abord dans la vision romantique et subversive du surréalisme, puis dans le concept de négritude.
La négritude est un courant littéraire et politique, créé durant l’entre-deux-guerre rassemblant des écrivains francophones noirs comme Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor liés à l’anticolonialisme. Le mouvement influença par la suite de nombreuses personnes proches du Black nationalisms’étendant bien au-delà de l’espace francophone.
Les artistes africains modernes qui revendiquent leurs racines ont le plus souvent une vision très vague des réalités ethnohistoriques.
Ce qui rapproche initialement ethnologie et surréalisme est le refus de l’art réduit à une valeur d’échange et une marchandise limitée à une adéquation au goût d’une époque. Les arts exotiques sont alors récupérés de façon subversive comme des outils de destruction de la culture occidentale.
Bien qu’imprégné d’un imaginaire hérité de la colonisation, la négritude s’inscrit dans un mouvement d’affirmation panafricain qui puise ses racines dans le mouvement de revendication des Noirs américains de la Harlem renaissance. Les Noirs américains n’envisagent pourtant jamais l’Afrique comme un critère d’intérêt prioritaire.
En 1966 le Festival des arts nègres se tient à Dakar et Gorée avec pour but de faire participer l’Afrique à la «civilisation de l’Universel ». Malraux est partie prenante de l’événement. Il avait rebaptisé en 1960 le Musée de la France d’Outremer en Musée des arts africains et océaniens.
Pour Léopold Sedar Senghor la culture nègre ne commencerait à exister qu’à partir du moment où elle entrerait dans la sphère occidentale. La culture nègre est l’expression symbolique d’une nouvelle union entre les nations anciennement colonisées et la Métropole. La négritude ne remet pas en question le cadre identitaire colonial. Senghor applique à tous une image du noir qui ne semble correspondre à aucune réalité concrète.
Les questions identitaires se posent alors pour les noirs américains comme pour Richard Wright :
« Je me demande où je me situe par rapport à cette culture (de la négritude), moi, nègre américain, conditionné par le force industrielle, abstraite et dure du monde occidental. »
Couverture de la publication du 1er festival des arts nègres de Dakar.
La fondation Dapper pose également cette question en présentant des artistes africains modernes aux côtés de l’art traditionnel. Dans cette confrontation entre deux mondes totalement étrangers l’un à l’autre on constate que les artistes modernes ne connaissent pratiquement rien de l’art traditionnel, leurs créations s’inscrivant dans l’art contemporain international.
Une question essentielle se pose donc aujourd’hui : comment peut-on renouer réellement avec l’intentionalité de l’artiste sans connaître son origine et le milieu dans lequel il évolue ?
Le livre de Maureen Murphy n’aborde cette question qu’à travers l’expérience du Musée du Trocadéro, puis ignore totalement le sujet à part une courte allusion à l’IFAN qui constitue pourtant un organisme à vision scientifique (il est vrai peu tourné vers l’étude des arts africains).
En 1936 est créé l’IFAN de Dakar. Théodore Monod en prend la direction en 1938.
Le Musée d’ethnographie du Trocadéro, futur Musée de l’Homme, est inauguré en 1938. On observe de multiples contradictions entre la position anti-impérialiste de certains de ses membres, le contexte politique colonial et le discours évolutionniste de l’époque. Pour la première fois il y a un parti pris de mise en évidence des contextes culturels des objets. Les objets sont envisagés dans leurs rapports avec les hommes qui les ont créés. Contre le phénomène de la « mode nègre » en vogue dans les années 30, le Musée de l’homme veut imposer le document par opposition à la vision romantique du Musée permanent des colonies. On le détruira pour le remplacer par le Musée du Quai Branly.
En résumé un livre très riche, mais présentant une lacune essentielle : comment développer aujourd’hui une approche respectueuse des auteurs.
L’escamotage de la vision anthropologique vient-il du non intérêt porté à cette question pourtant essentielle par l’auteur de ce livre, ou aucune réflexion portant sur cette question n’a-t-elle été développée pendant la période considérée ? Pour moi cela reste une énigme. Il faut dire que l’examen des livres consacrés à l’art africain ne porte pas à l’optimisme à part quelques rares exceptions comme le livre de Zahan (1980) consacré aux cimiers de danses bambara ou celui de Griaule sur les masques dogon, tous deux produits dans le cadre des équipes du Musée de l’homme.
Je me demande enfin si le concept d’ « art », propre à l’Occident, est vraiment adéquat pour aborder les productions africaines ? Il est temps de se ressaisir. Quel gâchis et quel mépris depuis les années trente ! Quelle piètre et désolante image l’Occident donne-t-il de sa réflexion ! Verrons-nous enfin des approches tenant compte de la diversité, de l’historicité et des contextes socio-politiques et religieux des « arts » africains, une vision de connaissance qui ne bafoue pas les hommes qui les ont produits ?
Les questions touchant la mise en valeur et la protection des patrimoines africains a fait l’objet de réflexion de la part de l’équipe de l’Université de Genève travaillant au Mali.
Je reprends ici ce texte difficilement accessible (Gallay et al 1999). Cette communication a été présentée conjointement à la table ronde de la Fondation Suisse-Liechtenstein pour les recherches archéologiques à l’étranger (Rüschlikon, 3-4 septembre 1999) et au 8ème colloque de l’Association ouest africaine d’archéologie (Djenné, 1-6 novembre 1999).
Le territoire actuel du Mali recèle un patrimoine culturel particulièrement riche, comprenant des objets dont l’esthétique attire la convoitise d’amateurs d’art du monde entier (de Grunne 1980 ; Leloup et alii1994). Si cet engouement fournit des profits certains pour de nombreuses personnes, depuis le modeste agriculteur sahélien jusqu’aux riches marchands et collectionneurs occidentaux, en passant par tous les intermédiaires, il génère une saignée irrémédiable dans ce patrimoine culturel important. La connaissance du contexte dans lequel s’insèrent les objets les plus prisés risque d’être compromise à jamais, notamment dans le cas des célèbres statuettes en terre cuite issues des tells médiévaux du Delta intérieur du Niger ou des sculptures de bois, de bronze ou de fer découvertes dans les grottes de la falaise de Bandiagara. Depuis peu, d’autres régions font aussi l’objet de pillages intensifs, notamment autour des villes de Gao, Ségou et Bougouni (Brent 1994-1,2,3 ; Dembelé etalii1993 ; Insoll 1993 ; McIntosh 1986 ; Schmidt & McIntosh 1996 ; Sidibé 1993).
Dans cette situation émergent différents discours qui alimentent un vaste débat au sein duquel s’affrontent les partisans d’un grand libéralisme touchant cette question et ceux qui voudraient restreindre la commercialisation des biens archéologiques et culturels qu’ils considèrent comme le principal moteur du pillage des patrimoines culturels des pays du Sud et, depuis peu, des pays de l’ex-URSS. Ce débat m’interpelle particulièrement, moi qui travaille au Mali, et nous a paru suffisamment important pour nous inciter à réfléchir sur notre propre position en la matière et à livrer ici les conclusions provisoires de cette réflexion. Nous aimerions tenter de formaliser ici les composantes du débat en explicitant les arguments avancés au sein des divers types de discours (fig. 1).
J’avais dans le cadre de la campagne en faveur du nouveau musée d’ethnographie de Genève écrit ce texte dans la Tribune de Genève en 2001. Il reste, je pense, d’actualité.
Le musée d’ethnographie doit‐il s’approvisionner en chefs‐d’oeuvres auprès des marchands d’art ?
Permettez‐moi d’apporter ici le témoignage d’un chercheur qui connaît bien la situation du commerce de l’art dans les pays d’où proviennent certaines des pièces proposées aux acheteurs du monde occidental. Archéologue et ethnologue, je fréquente régulièrement les pays d’Afrique de l’Ouest, notamment le Mali, d’où proviennent de nombreuses pièces, tant archéologiques qu’ethnographiques, depuis plus de quarante ans. Je crois donc être bien placé pour constater les dégâts causés dans ce pays par les délires esthétisants des collectionneurs des pays industrialisés.
En découvrant l’art nègre, les artistes et écrivains du début du siècle ont fait aux populations alors colonisées d’Afrique un cadeau empoisonné dont les effets se sont révélés, au fil du temps, de plus en plus ravageurs. De simples curiosités ethnographiques, les masques et statues rapportées en Europe sont devenus objets d’art, puis chefs‐d’oeuvres monnayables à merci. Pour faire politiquement correct, l’art nègre est devenu un art primitif puis, aujourd’hui, un art premier sans que l’attitude des Européens, des Américains et désormais des Japonais ne change d’un pouce vis‐à‐vis des personnes qui sont à l’origine des pièces tant convoitées : le mépris et l’ignorance. Les sites archéologiques et les sanctuaires religieux traditionnels du Mali sont aujourd’hui, comme dans la plupart des pays du Tiers monde, totalement dévastés par les chercheurs de trésors. Des pans entiers de l’histoire mondiale sont ainsi détruits pour satisfaire l’appât du gain d’une longue chaîne d’intermédiaires, tant africains qu’européens, et ceci pour la satisfaction d’une simple contemplation de pièces mutilées, au sens propre comme au sens figuré. Nous sommes chaque jour, mes collègues et moi‐même, atterrés par les dégâts, tant humains que matériels, que les antiquaires locaux à la recherche de pièces intéressantes provoquent dans leur quête d’objets commercialisables. Des piliers sculptés faisant partie intégrante du patrimoine architectural sont arrachés et volés la nuit dans les villages. La promesse d’une somme d’argent ridicule par rapport aux prix proposés dans les grandes salles de vente des pays industrialisés pousse certains villageois à faire main basse sur des fétiches garantissant l’équilibre social et religieux de ces communautés, semant la discorde et la haine entre les familles avec lesquelles nous travaillons tous les jours. Les sommes consenties par les acheteurs, ridicules pour ces derniers, colossales pour l’individu qui brade son patrimoine pour survivre, déstabilisent totalement l’équilibre économique et humain des communautés.
Le musée d’ethnographie dont nous soutenons aujourd’hui la réalisation à la place Sturm n’a donc que faire de ces trésors, dont l’appréciation qualitative a du reste fluctué et fluctue encore au cours du temps selon les lois spéculatives du marché et selon des critères propres au seul monde occidental. Ces pièces tant convoitées, isolées de leurs contextes d’origine, n‘ont plus aucun rapport avec les préoccupations des personnes qui les ont créées et utilisées. Faire connaître la culture de l’autre nécessite que l’on établisse des liens de partenariat et d’estime réciproque avec nos interlocuteurs. Cette position n’exclut pas l’achat de pièces auprès des gens avec lesquels nous collaborons. Il ne s’agit pas d’une question d’argent, mais d’une question de respect de l’autre. Mais peut‐être est‐ce trop demander à notre civilisation.
Fig. 1. Articulation des concepts apparaissant dans les discussions sur la protection des patrimoines.
Ce débat s’inscrit dans un contexte socio-économique particulier. Les arguments avancés surgissent en relation avec des intérêts propres aux différents groupes d’acteurs et fournissent une légitimité à leurs pratiques, qu’elle soit mercantile, touristique, symbolique, culturelle ou scientifique. Il nous paraît utile de rappeler que le pillage du patrimoine culturel n’est pas un phénomène récent. Il trouve son origine dans le contexte colonial, lequel a vu le développement de disciplines scientifiques permettant de gérer l’altérité à laquelle se trouvaient confrontés les occidentaux, de légitimer le processus de colonisation et d’administrer les nouveaux territoires. Avec le développement en particulier de l’ethnologie, l’Occident a acquis une meilleure connaissance des cultures africaines et de leur patrimoine, avec pour conséquence un engouement, notamment des communautés artistiques, pour les objets qui constituent celui-ci. Le concept d’“ art africain ” est né dans les esprits occidentaux et avec lui la création de réseaux de commercialisation, qui n’ont dès lors cessé de s’accroître.
Aujourd’hui, les arguments implicites ou explicites reconnaissables dans les débats concernant la gestion du patrimoine culturel peuvent s’articuler autour de trois positions générales :
L’existence d’intérêts divergents dans la question de la gestion du patrimoine a pour conséquence que les diverses notions de patrimoine culturel, d’objets ethnographiques, d’objets archéologiques et d’objets d’art sont investies de définitions différentes. Il est évident que pour les tenants du libéralisme, aucune distinction ne s’impose entre les différents types d’objets, tous étant susceptibles d’être commercialisés. Il en va tout autrement pour les tenants d’un certain contrôle, puisque cette position nécessite d’opérer des distinctions entre les types d’objets faisant partie du “ patrimoine ” pour permettre de légiférer et d’instaurer une autorité d’arbitrage. La notion même de protection du patrimoine reste relative et peut avoir des contenus fort divers. Ainsi, certaines familles peul rêvent de reconstruire une cité qui serait à nouveau un centre de rayonnement de l’Islam sur les ruines même de la ville sainte d’Hamdallahi, où nous avons pratiqué des fouilles en 1989 et 1991 (Huysecom & Mayor 1991-92 ; Mayor 1996, 1997 ; Sanankoua 1990). Le bornage cadastral et les plans des lotissements ont été établis. Ce projet de reconstruction, qui ne comporte aucun volet de protection des vestiges anciens à l’exception du palais central, représente néanmoins pour ces descendants la meilleure voie pour préserver leur passé glorieux. Sa réalisation entraînerait la totale destruction des vestiges de l’agglomération (on notera que seul le palais de Sékou Ahmadou est actuellement inscrit à l’inventaire selon l’arrêté n° 4179 du 16.12.1954). Cet exemple montre bien la complexité de la question de la protection et de la valeur – scientifique, commerciale, symbolique ou autre – accordée au patrimoine culturel, chaque groupe d’acteurs investissant ce dernier d’un système de représentations particulier qui légitime à la fois les pratiques et les discours tenus sur celles-ci. Aujourd’hui certains djihadistes qui revendiquent de ce passé « glorieux » sèment la mort et la désolation dans la région de Mopti et en Pays dogon.
Nous tenterons ici de dépasser la polémique en élaborant un « outil à penser » (au sens logiciste du terme, Gardin 1974 ; Gardin et alii 1987 ; Gallay 1989) qui, nous l’espérons, pourra rendre service à toutes les personnes ayant à cœur de protéger et de promouvoir les patrimoines archéologiques et culturels.
Cette position est rarement défendue explicitement. Les arguments que nous réunissons ici s’accompagnent en effet presque toujours de nuances et de réserves d’usage. Les actions menées reposent objectivement sur les justifications suivantes, lues notamment dans des revues d’histoire de l’art sous la plume de certains collectionneurs.
– Action positive sur la sauvegarde du patrimoine
Le commerce des antiquités exerce une action positive sur la sauvegarde des patrimoines culturels. La libéralisation du commerce permet en effet de sauver des pièces menacées de perte ou de destruction dans des pays qui n’ont pas les moyens d’assurer la conservation et l’entretien des objets. Ce transfert vers les pays du Nord assure la renommée des cultures traditionnelles du Sud. On ne peut rêver meilleur ambassadeur œuvrant pour les intérêts des pays du Sud. Enfin, l’on sait que les collections privées finissent toujours par aboutir dans les musées, enrichissant d’autant le patrimoine mondial de l’humanité.
– Les biens des pays du Sud ne constituent pas des patrimoines nationaux
Les biens des pays du Sud ne constituent pas des patrimoines nationaux. Création des anciennes puissances coloniales, les États actuels sont artificiels et la notion de patrimoine national n’a donc pas de sens. Il n’y a pas d’États, il n’y a que des ethnies. En tant que production humaine esthétiquement remarquable, ce patrimoine culturel ne peut donc être qu’universel.
– Retombées financières importantes pour les populations locales
Ce libéralisme assure des retombées financières importantes aux populations locales. Dans de nombreux cas, ces dernières sont directement intéressées par la vente de leurs biens qui leur permet de survivre. Au nom de quel principe s’opposerait-on à leur propre volonté et à leur désir de vivre mieux ?
– Retombées financières importantes dans les pays du Nord
Outre le caractère prospère du commerce des antiquités, les retombées financières ne sont pas non plus négligeables pour les États du Nord car le commerce des antiquités représente une part importante des activités économiques, par le biais notamment des impôts prélevés sur les bénéfices des grandes ventes.
– Impossibilité d’assurer un contrôle efficace
Il est impossible d’assurer un contrôle efficace permettant de faire cesser le commerce des antiquités. Les autorisations officielles d’exportation accordées par les musées du Sud, qui devraient s’assurer que certaines pièces d’intérêt majeur ne disparaissent pas dans des mains privées, sont sans valeur effective vu la corruption existant dans certains pays. Ces autorisations sont d’autre part facilement détournées par substitution de pièces avant les contrôles douaniers. Enfin un contrôle efficace aux frontières est impossible à mettre en place.
– Importance secondaire du contexte scientifique
Avec le développement des méthodes de datation physico-chimiques (Carbone 14, thermoluminescence, etc.), la plupart des objets sont désormais datables directement, ce qui permet de se passer de l’étude du contexte de découverte. Par ailleurs, l’état des connaissances actuelles en histoire de l’art permet de replacer les objets dans leur contexte culturel général. Enfin, l’objet porte en lui-même, entre autre par ses qualités esthétiques, toute l’information nécessaire à sa mise en valeur.
Ces divers arguments, avancés avec plus ou moins de force, constituent une justification a posteriori de bien des pillages de sites archéologiques ou de biens culturels, ainsi que du commerce spéculatif des antiquités. Il est évident que nous ne pouvons, en tant que chercheurs, souscrire à une telle argumentation. Pourtant, celle-ci se fonde sur une série de problèmes bien réels que l’on ne peut éluder et qui découlent notamment de la place qu’occupe aujourd’hui le commerce des biens culturels. En effet, le commerce des antiquités occupe la deuxième place du marché mondial après le commerce de la drogue, ayant supplanté depuis l’an passé le commerce des armes. On ne peut donc séparer la question du patrimoine culturel de la réalité des relations socio-économiques dans laquelle elle s’inscrit.
De notre point de vue de chercheurs, cette situation nécessite que soient défendues des positions beaucoup plus strictes.
Avant d’aborder la question de la protection des patrimoines archéologiques, nous devons rappeler un préalable qui est souvent passé sous silence, tant la démarche archéologique paraît se justifier d’elle-même aux yeux de ceux qui pratiquent cette discipline. Il s’agit de l’idée que fouiller des sites anciens afin de faire revivre le passé – et donc de détruire une partie des sites anciens – est un acte légitime, respectueux des populations anciennes concernées. Cette question pourrait être l’objet d’un vaste débat dépassant la cadre de cette réflexion. Nous ne pouvions éviter de la poser en introduction au débat ouvert dans celui-ci.
– Importance du contexte de découverte
Les biens archéologiques étant le plus souvent le produit de sociétés disparues, ils ne peuvent parler d’eux-mêmes. Il est donc nécessaire de les étudier en prenant en considération leur contexte de découverte. Cette notion ne concerne pas seulement les problèmes de datation et d’attribution culturelle, mais également tout ce qui touche à la signification fonctionnelle des objets et à leur environnement construit et naturel. Lors d’une fouille archéologique, des méthodes scientifiques sont mises en œuvre pour enregistrer de nombreuses informations (positions relatives des objets, relations aux structures, conditions de dépôts …) nécessaires à la reconstitution et à la compréhension des cultures passées. Ainsi, les destructions opérées par les “ chercheurs de trésor ” entraînent des pertes irrémédiables dans nos possibilités de décrypter le passé, d’autant plus que la “ matière première ” archéologique n’est pas inépuisable. Les personnes qui nient l’importance de ce domaine rejettent du même coup tout ce qui fait l’intérêt de la démarche archéologique, ce qui revient en fait à nier tous les développements récents de cette profession.
– Importance de la protection des sites archéologiques
Les sites archéologiques ne sont dans la plupart des cas pas directement liés aux ancêtres des populations actuelles, qui par conséquent ne se sentent pas responsables de leur protection. Ces sites peuvent faire l’objet de prédations occasionnelles ou de pillages souvent provoqués par la demande des antiquaires, locaux ou étrangers, comme nous avons pu l’observer sur les tells du delta intérieur du Niger ou dans les grottes du pays dogon.
En revanche, la protection des vestiges directement liés à l’histoire des habitants est souvent assurée. Ainsi, le site de Modjodjé, camp provisoire habité par l’empereur peul Sékou Ahmadou avant son installation à Hamdallahi (Mayor 1996, 1997), était très respecté par les Dogon du village le plus proche, dont les ancêtres étaient les voisins de ces illustres occupants. De longs palabres ont eu lieu avant que nous puissions fouiller l’endroit. De même, malgré les autorisations officielles gouvernementales, il a été nécessaire de solliciter l’autorisation du maître des terres de la région et d’effectuer les sacrifices requis avant de pouvoir prélever les poteries et objets de fer rituels découverts lors de notre fouille dans l’abri-sous-roche de Dagandouloun, près de Bandiagara (Mayor, Huysecom 1999).
Dans ce contexte, une concertation entre archéologues et populations locales a permis de résoudre cette question qui ne dépend pas uniquement du scientifique.
– Existence de lois régissant le patrimoine archéologique
Les sites archéologiques ne présentent le plus souvent pas de continuité culturelle avec les populations locales, ce qui leur assurerait une protection minimale. Ils sont donc déjà dans la plupart des pays, y compris au Mali, protégés de façon stricte par des lois nationales. Celles-ci les distinguent en général clairement des autres biens culturels.
Arguments en faveur de la libéralisation du commerce des biens culturels
Certaines personnes en accord avec les arguments en faveur d’un contrôle des biens archéologiques considèrent néanmoins que les restrictions au libéralisme ne doivent pas concerner les biens dits culturels, notamment la statuaire de bois pour laquelle la plupart des arguments soutenus dans la première position restent valables.
– On ne peut empêcher les populations locales de se débarrasser de leurs vieux objets
On ne peut empêcher les populations locales de se débarrasser de vieux objets qui n’ont plus de valeur symbolique ou culturelle à leurs yeux et dans lesquels ils ne se reconnaissent plus. Il est certain que ces changements d’attitude ont lieu souvent sous la pression de religions nouvelles, telles le Christianisme ou l’Islam. C’est ainsi que dans certains villages dogon récemment islamisés, les imams exercent de fortes pressions pour que les habitants suppriment de leurs portes les serrures ornées de personnages et les exhortent à remplacer cette iconographie anthropomorphe par une ornementation géométrique.
– Les sociétés africaines actuelles sont totalement déstructurées.
Un argument est parfois avancé par les collectionneurs des pays du Nord : les sociétés du Sud sont à ce point déstructurées que les connaissances liées au contexte culturel des objets ont totalement disparu. Une attitude plus restrictive concernant la commercialisation de ces biens et la nécessité de mener des enquêtes de terrain ne se justifient donc plus.
– Soutien à l’artisanat local
Pareille position permet à leurs yeux de soutenir le développement de l’artisanat et du commerce local. Elle repose, pensons-nous, sur une confusion volontairement entretenue entre biens culturels et produit de l’artisanat courant qui constitue, on s’en doute, une source importante, et pleinement justifiée, de revenu pour les populations locales. La distinction entre ces deux catégories de biens peut néanmoins poser certains problèmes.
La position 2 en matière de biens culturels soulève de nombreuses questions. L’argument selon lequel on ne peut empêcher les populations de vendre leurs objets soulève par exemple la question de la transformation d’une valeur symbolique ou culturelle de l’objet vers une valeur mercantile. Par ailleurs, l’argument fondé sur l’aspect déstructuré des sociétés africaines est parfois lourd de conséquences : il peut entraîner de graves abus comme la destruction de patrimoines collectifs, nous pensons notamment aux rafles effectuées ces dernières années sur les piliers sculptés des abris toguna et bien entendu au pillage des grottes funéraires dogon de la falaise de Bandiagara.
En tant que chercheurs, il est évident que nous ne pouvons souscrire à la position 1, ni totalement à la position 2. Il est par conséquent nécessaire d’aller plus loin dans la réflexion.
Pour ce faire, il est indispensable de revenir sur les arguments avancés dans les deux premières positions. Nous soutenons pleinement un contrôle des biens archéologiques. Dans la mesure où ils sont déconnectés des populations actuelles, ils appartiennent au domaine public et dès lors, leur contrôle par le biais de législations nationales va de soi. Le cas des biens culturels, dont nous pensons un certain contrôle nécessaire, est beaucoup plus délicat du simple fait que les populations actuelles en sont les détenteurs légitimes. La loi malienne par exemple est tout à fait consciente du problème, puisqu’elle laisse une porte ouverte à la prospection et à la commercialisation de ce type d’objets (loi relative à la profession de négociant en biens culturels du 26 juillet 1986) tout en gardant le contrôle de la situation par l’intermédiaire des procédures d’inscription à l’inventaire (décret relatif à la réglementation de la prospection, de la commercialisation et de l’exportation des biens culturels du 19 septembre 1986).
Afin de dégager une ligne de conduite conforme à la déontologie de notre discipline en matière de protection des biens culturels, il nous paraît utile de développer la discussion sur certaines notions importantes, en prenant comme exemples des situations concrètes dont nous avons été les témoins au Mali.
– La distinction entre biens archéologiques et biens culturels est arbitraire
Le Mali est un pays où la continuité entre vestiges archéologiques et biens culturels est bien souvent totale.
Le meilleur exemple de cette situation est fourni par les sites et grottes du plateau et de la falaise de Bandiagara utilisés par les Tellem depuis le XIe siècle av. J.-C., puis par les Dogon du XVIesiècle jusqu’à l’époque actuelle. Des objets anciens susceptibles d’apporter des renseignements sur l’histoire de la région se rencontrent en effet dans des sites archéologiques du plateau comme Dagandouloun (Mayor, Huysecom 1999) ou en surface du sol de certaines grottes de la falaise (Bedaux 1972).
Des matériaux particulièrement informatifs peuvent de plus se rencontrer dans des quartiers abandonnés de villages encore occupés comme au Sarnyéré (Gallay, Sauvain-Dugerdil 1981), sur des sites de villages récemment abandonnés comme à Danga ou à Fico (pour ne citer que deux exemples), ou même se trouver en possession de villageois.
Les objets conservés dans les grottes, poteries, textiles, fers forgés et bois sculptés, ne sont pas enfouis dans les sédiments et pourraient donc être tenus pour de simples objets ethnographiques. Nous considérons au contraire qu’ils doivent être traités comme des objets archéologiques. En 1964, participant à la deuxième expédition hollandaise dans la falaise, nous (A.G.) avons été le premier à montrer l’intérêt d’une approche archéologique fine des grottes en proposant à Hermann Haan de faire le relevé détaillé de la grotte sépulcrale P dominant le village de Pégué (Bedaux 1972). L’analyse de la disposition des vestiges permet en effet de préciser de nombreux points du rituel funéraire de cette grotte occupée au début du XVe siècle. On y distingue notamment les divers bois ayant servi de brancards lors des cérémonies funéraires et divers frontaux de bovidés apparemment disposés sans ordre, dont l’interprétation fonctionnelle peut être discutée : substituts des appuie-nuques de bois si l’on en croit l’analyse spatiale de la disposition des vestiges ou traverses de brancards funéraires si l’on en croit les observations conduites lors de funérailles qui avaient eu lieu à Dini le 21 février de cette même année.
Cette expérience, inspirée des fouilles entreprises en 1961 par André Leroi-Gourhan dans l’hypogée néolithique des Mournouards (Leroi-Gourhan et alii 1972), n’a jamais été renouvelée et la grotte P reste aujourd’hui le seul cas d’une sépulture collective de la falaise documentée dans sa structure spatiale. La grotte P, comme l’hypogée des Mournouards ou le tombeau de Toutankhamon, sont des sépultures dont les objets ne sont pas recouverts de sédiments et dont l’étude n’a donné lieu à aucun dégagement des vestiges, à aucune fouille. Faut-il pour cela traiter les objets qu’elles contiennent comme de simples objets « culturels » que l’on peut prélever selon son bon plaisir pour en disposer à sa guise ? La statuaire tellem ou dogon abandonnée dans ces grottes n’est donc pas seulement un bien culturel ou ethnographique, elle a aussi valeur de témoin archéologique, la population tellem n’existant plus à l’heure actuelle.
L’ensemble de ces grottes s’insère de plus dans des traditions historiques dont nous savons qu’elles sont encore vivantes. Concernant certains épisodes de l’histoire du peuplement, Anne Mayor (1995) a par exemple recueilli pour le village de Kani Bonzon et une grotte située à proximité l’information selon laquelle trois populations distinctes, les Bobo, les Kansaye, et enfin les Dogon auraient occupé successivement les lieux, ouvrant d’intéressantes perspectives sur les corrélations à établir entre cultures matérielles et structure des peuplements (Gallay, Huysecom & Mayor 1995).
Enfin les grottes funéraires contiennent des objets d’un intérêt historique exceptionnel. Elles ont révélé notamment les plus anciens textiles d’Afrique noire (Bolland 1991). Ces objets apportent des informations dont tout le monde doit pouvoir bénéficier et ne peuvent être détournés pour le simple plaisir et/ou profit de quelques amateurs d’art.
Quant à eux, les anciens habitats attribués aux Dogon se présentent aujourd’hui soit comme une butte résultant de l’accumulation des déchets et de l’effondrement des habitations, soit comme un village actuel à peine altéré, où tous les objets de la vie quotidienne sont visibles à l’endroit où ils se trouvaient lors de leur abandon. Il n’est pas rare de trouver dans les villages actuels un quartier effondré, la tradition voulant que lorsqu’un vieux chef de famille meurt, on ne touche ni à sa demeure, ni aux objets qui s’y trouvent. On passe donc insensiblement d’objets utilisés dans les villages actuels à des objets abandonnés dans d’anciens quartiers de village détruits à des sites de villages abandonnés, comme nous avons pu nous en rendre compte dans notre étude ethnohistorique du Sarnyéré (Gallay, Sauvain-Dugerdil 1981).
– Des contextes culturels traditionnels existent encore aujourd’hui
Notre étroite fréquentation des sociétés villageoises montre que des contextes culturels traditionnels existent encore aujourd’hui. Cette notion de contexte, de la plus grande importance, ne concerne donc pas seulement les vestiges archéologiques, mais aussi tout objet ethnographique. Nier cette réalité revient à méconnaître les fondements de l’enquête ethnologique et ceux du métier d’ethnologue. Malgré tous les discours que l’on a pu tenir sur la soi-disante déstructuration des sociétés africaines actuelles, il subsiste un savoir sur les objets, que l’on peut encore collecter. Au Sarnyéré, j’avais pu reconstituer l’histoire du peuplement de ce petit massif montagneux en faisant appel aux vestiges archéologiques mais également aux traditions historiques orales récoltées auprès des hommes du village de Nemgéné.
Au village de Dimmbal où se trouve notre base de recherches, dans le pays dogon, nous pouvons nous en rendre compte chaque jour et l’un de nous (Eric Huysecom) vient de le prouver en documentant une réduction traditionnelle du fer menée par des forgerons dogon du clan Tommo, dans un contexte où l’on pensait que la connaissance de cet artisanat était perdue (Huysecom & Agustoni 1996 ; Huysecom 1997). Comme pour l’archéologie, il y a un caractère d’urgence à récolter ce type d’informations, avant que la génération des aînés, dépositaires de ce savoir, ne disparaisse.
Au-delà des précédentes affirmations, l’adoption d’une position plus restrictive pour ce qui touche les biens culturels ou ethnographiques constitue un problème extrêmement complexe à propos duquel nous n’avons pas de position définitive. La poursuite de la discussion nécessite en effet que l’on prenne en compte un certain nombre de distinctions pour nous essentielles. Elles concernent notamment les oppositions suivantes.
– Objets anciens, objets récents
La distinction entre objets anciens et récents est artificielle et difficile à gérer ; l’instauration d’une limite arbitraire, quelle qu’elle soit, va à l’encontre de la continuité historique reconnue pour un pays comme le Mali (Gallay, Huysecom, Mayor 1995). Ainsi, les objets provenant des fouilles d’Hamdallahi ne remontent qu’au début du XIXesiècle et peuvent être plus récents que certains objets utilisés encore aujourd’hui dans les familles.
Des biens provenant d’artisanats disparus ou aujourd’hui fortement altérés doivent ainsi faire l’objet d’une certaine réflexion et ne peuvent être sans autre dispersés aux quatre coins du monde. Le contrôle de ces biens culturels doit être indépendant de leur âge et prendre essentiellement en compte la question de leur insertion dans un environnement culturel.
– Acquisition directe ou indirecte
Notre expérience montre que les villageois peuvent aujourd’hui se dessaisir de pièces de la plus grande importance auprès des antiquaires locaux. Il est parfois possible de récolter à cette occasion des renseignements sur les contextes culturels de ces pièces. Nous nous trouvons ici devant l’une des questions les plus délicates concernant la gestion et la sauvegarde du patrimoine culturel car les vendeurs peuvent avoir agi avec ou sans le consentement de la communauté (auquel cas il s’agit d’une pièce volée). Les négliger pour raison du « politiquement correct » (les officiels ne fréquentent pas les antiquaires) n’est pas raisonnable, à plus forte raison si des renseignements peuvent être obtenus des « vendeurs » et les pièces maintenues dans le domaine public. La législation malienne permet du reste le contrôle d’une telle situation par l’intermédiaire de procédures de classement et d’enquêtes auprès des villages concernés.
– Objets authentiques, copies, faux
La notion d’ “ authenticité ”, et les termes associés d’ “ original ”, de “ remplaçant ”, de “ copie ” et de “ faux ”, méritent quelques éclaircissements. Certains conservateurs de musées, africains comme européens, considèrent comme originaux uniquement les modèles créés pour la première fois, souvent à la fondation d’un village ou à l’occasion d’événements historiques particuliers. Tous les objets dérivés de cet original sont qualifiés de copies. Il faut être conscient que les destructions naturelles (feu, intempéries, insectes …) ont eu raison de la plupart des modèles originaux et que certaines copies peuvent être utilisées par des populations depuis plus d’un siècle. Ainsi les copies (dans cette acceptation du terme), quelle que soit leur ancienneté, sont des objets authentiques au même titre que les originaux, dans la mesure où ils ont été fabriqués et utilisés dans leur contexte traditionnel. Ces questions de vocabulaire méritent d’être soulignées, car nombre de spécialistes occidentaux dénomment ces objets “ remplaçants ”, réservant le terme de copies pour des objets fabriqués actuellement par imitation des formes traditionnelles, et destinés non pas à servir dans leur contexte d’origine mais à être vendus. Le terme de faux, quant à lui, est partout réservé à un objet travaillé dans le but de tromper l’acquéreur sur son origine (patine et usure reconstituées, cassures et réparations intentionnelles, etc.).
Dans le pays dogon, région dont les habitants sont encore par endroits particulièrement attachés à leurs valeurs ancestrales mais qui constitue aussi l’une des zones les plus touristiques et donc les plus sensibles du pays, toutes les catégories d’objets mentionnées sont présentes.
Nous proposons donc les distinctions suivantes :
Original: première réalisation d’une pièce ;
Remplaçant: pièce exécutée dans son contexte culturel en remplacement d’une pièce détériorée, disparue ou détruite;
Réplique : copie officielle d’un objet authentique parfois réalisée dans un autre matériau ;
Copie: pièce copiée par un artisan local, mais non intégrée dans son contexte fonctionnel et culturel traditionnel ;
Faux: pièce réalisée dans le but de tromper l’acquéreur.
A notre avis, le contrôle devrait s’effectuer sur toutes les pièces intégrées dans leur contexte culturel d’origine, originaux et remplaçants, à l’exception des copies à vocation touristique.
– Objets rares, objets fréquents
Certains objets sont rares, d’autres plus fréquents et même très fréquents. Il est évident que les musées ne peuvent pas tout acquérir. Il nous paraît donc raisonnable d’admettre un certain libéralisme concernant les pièces les plus fréquentes, mais dans le cadre d’un commerce licite et réglementé (le Musée de Nairobi vend par exemple tout à fait officiellement de nombreuses pièces jugées moins importantes ou figurant déjà dans ses collections). Les critères esthétiques, hautement subjectifs et sans relation avec le contexte d’origine, nous semblent par contre d’application beaucoup plus délicate, bien qu’ils soient toujours présents, voire dominants, dans les transactions commerciales.
– Objets avec / sans enquête de contexte
Les objets parvenant aux mains de leur destinataire final peuvent comporter des informations plus ou moins circonstanciée sur leur contexte fonctionnel et culturel. Ces informations vont de la simple localisation d’origine (plus ou moins précise) jusqu’à des enquêtes circonstanciées sur le contexte de fabrication (nom de l’artisan, etc.) et d’utilisation. Ces derniers sont par contre souvent dépourvus de toute information de ce type et ont perdu de ce fait une grande partie de leur valeur. L’attitude que l’on a face aux biens culturels devrait prendre en compte ces différentes situations.
– Patrimoine collectif, patrimoine privé
Les sociétés concernées sont des sociétés à forte cohésion sociale dans lesquelles la notion de communauté garde tout son sens. Cette cohésion, qui a fait la force de ces gens, est à la fois une cohésion synchronique liant les individus vivants et une cohésion historique unissant les vivants à leurs ancêtres. Prétendre que ce type d’unité n’existe plus témoigne, soit d’une profonde méconnaissance de la nature des sociétés concernées, soit du profond mépris avec lequel les collecteurs de biens ethnographiques traitent leurs interlocuteurs.
Une grande partie des objets ethnographiques, appartient à des communautés plus ou moins vastes, ethniques ou familiales. Seules certaines amulettes, statuettes et accessoires de chasse ou de divination, par les fonctions ou les pouvoirs qui leur sont attribués, peuvent être une propriété individuelle. Actuellement de nombreux objets ethnographiques communautaires sont vendus avec ou sans le consentement général villageois. Toute négociation portant sur des biens collectifs doit donc faire intervenir cette dimension.
– Acquisition destinée à l’usage publique, à l’usage privé
Des objets rares, témoins du génie des peuples, peuvent-ils être réservés à l’usage de quelques privilégiés lorsqu’ils sont, d’une façon ou d’une autre, soustraits aux populations qui les ont conçus et réalisés ? Nous ne le pensons pas car il existe de nombreux moyens de faire bénéficier la collectivité de ces biens, à travers des expositions, des livres et des dons aux musées.
– Institutions du Sud, institutions du Nord
Tout objet a simultanément une valeur locale et une valeur universelle. Il est donc raisonnable que les musées, tant du Sud que du Nord, puisse rendre compte de cette situation (les musées du Nord n’ont pas le monopole de l’Universel !).
Cette question n’a curieusement que très rarement fait l’objet d’une approche scientifique à part quelques travaux isolés comme ceux de Valentine Roux dans le domaine de l’artisanat des Indes (Roux, Corbetta 1990) et Alain Testart dans le domaine de l’idéologie des sociétés de chasseurs (Testart 1986). Les prises de position concernant cette question sont donc avant tout politiques. Nous ne saurions ici même nier l’importance des efforts consentis par les États nationaux pour sauvegarder le patrimoine culturel de leurs populations, mais il convient de se poser la question du (des) cadre(s) le(s) plus approprié(s) pour la mise en valeur des patrimoines selon les intérêts des populations locales pour leur propre culture, des chercheurs, des musées nationaux ou des musées étrangers, tant du Sud que du Nord. Il est incontestablement difficile de gérer les interactions entre les musées régionaux, le musée national du pays, et éventuellement les musées étrangers. Cette question n’est pas propre au Mali. Nous soulignerons néanmoins que ce pays a trouvé une solution originale à cette question en instituant des missions culturelles régionales dans les sites classés patrimoine mondial par l’UNESCO (à Djenné, à Bandiagara et à Tombouctou) et en planifiant la réalisation de musées locaux.
Nous ajouterons que l’ouverture en direction du Nord et la promotion des cultures du Sud peut très bien reposer sur des prêts dans un esprit d’estime réciproque. En 1994 par exemple, dans le cadre d’une enquête sur les jumeaux dogon menée par Anne Mayor en vue d’une exposition au Musée d’ethnographie de Genève, une vieille femme de Sanga nous a prêté son amulette de jumelle pour l’exposition, à condition qu’on la lui rende après la clôture pour qu’elle puisse la transmettre selon les règles traditionnelles à son décès (Mayor 1995). Cette expérience montre que des liens de confiance réciproque, établis suite à une longue présence sur le terrain, permet de tels types de prêts.
L’attitude que l’on peut avoir vis-à-vis d’un patrimoine culturel nécessite donc que l’on prenne position sur ces questions essentielles avant de développer une politique d’action cohérente. L’analyse que nous proposons ici montre que les plus grandes difficultés, et les plus grands désaccords entre les divers intéressés, se situent au niveau du contrôle ou non des biens culturels. Derrière ce désaccord, la question fondamentale est celle de l’appropriation des objets appartenant à des populations de pays en voie de développement, question qui met en opposition, de façon schématique, ceux qui sont attachés à la valeur marchande de l’objet et ceux qui sont attachés à sa valeur culturelle. En tant que scientifiques, nous nous devons de défendre un certain contrôle de ces biens culturels. Même si, nous ne le nions pas, il y a une certaine forme d’appropriation qui se traduit par une signature en bas d’un article, notre travail a pour résultat final de mettre ce patrimoine à la disposition du plus grand nombre par le biais des publications et des expositions organisées par les musées, lesquels restent le cadre le plus approprié pour la mise en valeur du patrimoine de l’humanité. Mais nous ne pouvons oublier que nous sommes partie intégrante d’un contexte socio-économique dominé par l’aspect commercial des biens culturels à l’échelle mondiale. Dans ce contexte, la recherche scientifique elle-même contribue à la mise en valeur des patrimoines. Ainsi, de nombreuses études scientifiques ont eu des retombées importantes sur le plan commercial. Par exemple, l’article publié en 1993 dans Géo-magazine sur les terres-cuites funéraires du site de Bura au Niger a déclenché le pillage systématique de ces objets, au grand dam de l’archéologue nigérien Boubé Gado, responsable des premières découvertes (Gado 1993).
Aucune solution au problème de la protection des biens archéologiques et culturels ne saurait donc être trouvée sans prendre en considération le contexte socio-économique actuel et la dimension internationale du problème. Ainsi, seules des législations internationales, comme celle d’Unidroit, peuvent offrir un rempart au pillage et au commerce illicite. Espérons que ces quelques réflexions en forme d’ “ outil à penser ” rendront le lecteur attentif aux arguments qui sous-tendent les discours sur la protection du patrimoine, aux problèmes qu’ils posent et aux conséquences qu’ils entraînent.
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