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J’ai mis un peu plus de trois ans – avec de nombreuses interruptions – pour achever la lecture du volumineux livre de Stephen J. Gould (2033 pages), un tour de force.
Un parcours passionnant aussi. Ce texte montre également que les critiques que le logicisme adresse à la littérature des sciences humaines peut également concerner la prose des sciences de la nature. Dans cette perspective, l’exposé de la théorie des équilibres ponctués, qui termine le livre, est un bon exemple d’un type de prose labyrinthique dont il est quasi impossible de suivre le déroulement et les principales articulations, les références aux travaux de divers paléontologues interférant constamment avec la présentation des positions propres à l’auteur.
Je retiendrai néanmoins de cette dernière partie la manière dont Gould conçoit la démarche historique en paléontologie, une schématisation qui peut nous aider à comprendre les fondements de la démarche historique en général, qu’il s’agisse de la nature ou de l’homme.
La notion de contrainte positive joue un rôle central dans le modèle.
Elle désigne ici un ensemble cohérent de facteurs causals capables de déterminer le changement évolutif sur la base du structuralisme morphologique, donc autrement que la logique fonctionnaliste de la sélection naturelle darwinienne (p. 1437).
Pour faire comprendre l’enjeu théorique de la contrainte, on peut grossièrement avancer que les évolutionnistes qui mettent l’accent sur cette notion contestent, en fait, la thèse de Darwin sur l’isotropie de la variation ; ils soutiennent que des facteurs internes restreignent la totale liberté de la sélection naturelle à déterminer ou à régir l’orientation du changement évolutif (p. 1440).
La contrainte positive présente deux aspects distincts : l’un concerne la vitesse du changement évolutif (autrement dit, porte sur l’accroissement du rythme de ce changement au-delà des possibilités de la sélection naturelle, qui se trouve dès lors limitée au rôle d’instigatrice) ; l’autre porte sur la canalisation du changement, autrement dit sur sa réalisation préférentielle dans des directions définies par des possibilités internes, quitte à ce que la sélection naturelle intervienne pour fournir l’incitation initiale (p. 1446).
Le diagramme comporte trois sommets, figurant trois types d’influence « pure » responsable du positionnement d’un trait donné dans le diagramme (p.1473) (fig. 1).
Les influences, agissant depuis chacun des trois sommets du triangle, sont :
1. de nature fonctionnelle : les traits qui en résultent correspondent à des adaptations immédiates aux circonstances actuelles ;
2. de nature historique: les traits qui en résultent correspondent à des homologies traduisant un héritage à partir d’une forme ancestrale, qu’elle qu’ait été la raison de leur apparition chez celle-ci ;
3. de nature structurale : les traits qui en résultent représentent la conséquence physique d’autres traits, ou proviennent directement de la nature des forces physiques agissant sur des matériaux biologiques. (p. 1474)
Ainsi, le fonctionnaliste darwinien outrancier, le structuraliste faisant appel de façon caricaturale aux seules forces physiques et le cladiste excessif qui s’en tient aux seules reconstructions généalogiques choisissent-ils chacun un sommet différent pour y situer le lieu d’action de ce qu’ils considèrent comme leur mécanisme orthodoxe. Ils sont donc obligés de définir les influences en provenance des autres sommets comme des contraintes pesant sur l’efficacité de leur théorie (p. 1486).
Dans la cadre d’une conception strictement fonctionnaliste, liée à la notion de sélection naturelle, le sommet fonctionnel correspond au mécanisme causal orthodoxe, qui est représenté par l’action actuelle de la sélection naturelle, tandis que le sommet historique impose des contraintes issues des adaptations passées et que le sommet structural impose des contraintes architecturales fondées sur les limitations tenant à la nature des matériaux de construction (p. 1484).
Charles Darwin représente de façon emblématique cette perspective.
Pour le penseur attaché au structuralisme, l’édification des formes optimales directement par les lois de la nature représente l’explication de référence, tandis que les influences venant des autres sommets constitue des contraintes qu’il s’agisse des conditions écologiques, émanant du sommet fonctionnel ou bien de la contingence émanant du sommet historique (p. 1484).
Deux types de mécanismes structuraux
On peut envisager deux types de mécanismes structuraux. La première catégorie regroupe certains traits adaptatifs des organismes qui peuvent être directement façonnés par les propriétés physiques de la matière et par les types de force physique en jeu.
Dans la seconde catégorie regroupant ce que Darwin a nommé des corrélations de croissance (pour lui marginales), et ce que Gould et Lewontin (1979) ont appelé des « expansions structurales », les traits apparaissent de façon non adaptative, comme conséquence physiquement nécessaire d’autres changements qui peuvent avoir une base adaptative, ou bien ils apparaissent en tant que retombées postérieures, inévitables et non déterminés par la sélection, d’agencement organiques généraux (p. 1476-1477) (fig. 2).
Cette approche particulière du structuralisme prend à son compte la notion classique d’invariance dans l’espace et dans le temps des lois de la nature, et ne se soucie guère (voire pas du tout) des cheminements de l’histoire qui peuvent par hasard, dans des cas particuliers, donner plus de poids à la mise en œuvre de certaines lois (p. 1478).
D’Arcy Wentworth Thompson (1917/1942, 1994), biologiste et mathématicien écossais, représente la position structurale la plus affirmée. La théorie des équilibres ponctués de Stephen Jay Gould offre une vue plus moderne, plus riche et nuancée de cette perspective. Je suis frappé combien cette vision semble avoir influencé André Leroi-Gourhan (1983).
Figure 2. Le structuralisme de d’Arcy Thomson
Pour un cladiste s’intéressant à la reconstruction historique de la succession des branchements, le sommet historique est primordial, et les influences en provenance des autres sommets représentent des contraintes :
contraintes anhistoriques des lois physiques universelles en provenance du sommet structural ; ou bien autapomorphies résultant des conditions écologiques particulières et de l’adaptation immédiate en provenance du sommet fonctionnel (p. 1485).
Willi Hennig, le père du cladisme, peut être situé dans cette perspective historique.
Le modèle des trois sommets permet de préciser les notions de contingence, de parallélisme et de convergence en histoire. La contingence (et non le hasard) exprime caractère non prévisible des trajectoires historiques. Le parallélisme exprime l’influence structurale de la contrainte interne, tandis que la convergence reflète la mise en jeu fonctionnelle de la sélection naturelle, celle-ci opérant sur deux substrats suffisamment différents pour exclure que des facteurs internes aient influencé la similitude que en résulte. (p. 1507).
Le modèle développé par Stephen J. Gould permet de mieux comprendre comment s’articule la logique de toute explication historique. Nous proposerons ici un schéma inspiré de cet auteur, qui permet de mieux comprendre l’articulation entre les explications a posteriori de l’historien et la démarche structurale et/ou modélisante de l’anthropologue, cette dernière pouvant déboucher, à terme, vers une véritable science anthropologique.
On distinguera pour chacun des trois sommets le positionnement de la paléontologie selon le livre de Gould et la généralisation que nous proposons pour toute démarche historique.
Ce sommet pose peu de problèmes car l’adaptation des sciences de la vie est une notion qui s’applique sans difficulté à l’histoire humaine, mais dont l’importance reste à évaluer. On soulignera que nous sommes ici dans le cadre des explications a posteriori, les interprétations fonctionnalistes se situant en dehors du modèle nomologique déductif. La perspective écologique reste une position légitime dans les sciences humaines malgré les objections émises par Alain Testart, qui se place du côté des deux autres pôles.
Gould situe du côté des structures le conditionnement du aux lois physiques de la nature, mais également le conditionnement génétique, notamment au niveau de la génétique du développement.
Pour l’historien en général le sommet structural s’applique à toute modélisation impliquant une certaine invariance dans le temps et dans l’espace. Il s’agit d’une étape intermédiaire de la démarche scientifique qui se situe, provisoirement, en deçà du modèle nomologique déductif, mais peut y conduire. L’insistance de Gould à mentionner le conditionnement des lois physique à ce niveau le montre clairement.
Pour autant qu’on comprenne bien Gould (qui reste peu volubile sur ce sujet, contrairement à son habitude), le cladisme se situe du côté du sommet historique. Ce positionnement est intéressant car il met l’accent sur le côté dynamique de la cladistique et sur son insertion historique. Nous avions nous même plutôt placé les classifications de ce type au niveau du pôle structural, ce qui révèle clairement le côté ambigu de ce type de classification.
Pour l’historien en général le sommet historique illustre essentiellement l’aspect contingent général des trajectoires historiques et le poids de l’histoire dans la structuration des sociétés.
D’une manière générale le modèle de Gould permet de mieux saisir la complexité de l’explication historique qui gagnerait en transparence à se situer par rapport à lui.
Reste à appliquer tout cela à des questions historiques concrètes.
Le livre d’Alain Testart (2012) présente ainsi une bonne opportunité pour tester la valeur heuristique du modèle triangulaire.
L’ensemble de la démonstration est centrée sur le pôle historique, dominant, avec une approche de l’évolution des sociétés qui se rapproche de l’analyse cladistique.
Mais on peut déceler également les contraintes positives des deux autres pôles.
Sur le plan structural des composantes des sociétés sont données comme liées. Ainsi la richesse est arrivée quand le père accepta de laisser partir sa fille avec celui qui lui fournissait une certaine quantité de biens. La richesse naquit avec le prix de la fiancée et le wergeld.
Sur le plan fonctionnel de l’adaptation les données écologiques sont prises marginalement en compte pour expliquer certaines variations dans les techniques agricoles. L’arbre obtenu souligne ainsi l’originalité des phylums sur le plan de l’agriculture alors que le stockage représente une cohérence fonctionnelle plus grande.
Ainsi les Amazoniens ne sont en rien comparables aux agriculteurs africains ou aux horticulteurs mélanésiens pour lesquels il existe des clans, des lignages, des groupes en corps solidement constitués sur la base de la parenté : en Amazonie tout est fluide. Enfin, et contrairement à presque tous les cultivateurs, ils n’ont pas le prix de la fiancée, ils pratiquent exclusivement le service pour la fiancée, comme des chasseurs nomades B. C’est parce qu’il n’y a pas de biens– en dehors de l’arc et de la flèche (…). La raison de toutes ces différences, c’est que la culture est celle du manioc, qui se garde en terre et ne se stocke pas en grenier ou en silos.
GOULD S. J. 2002. La structure de la théorie de l’évolution. Paris : Gallimard. NRF essais.
GOULD S. J., LEWONTIN R.C. 1979. The The spandrels of San Marco and the panglossian paradigm : a critique of the adaptationist program. Proc of Royal society London, B 205, p. 581-598.
D’ ARCY THOMSON 1917, version augmentée 1942.On growth and form. Cambridge : Cambridge university press.
D’ARCY THOMSON. 1994. Forme et croissance. Paris : Le Seuil.
LEROI-GOURHAN A. 1983. Mécanique vivante : le crâne des vertébrés du poisson à l’homme. Paris : Le Seuil.