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Le roman Le Jeu des Perles de verre d’Herman Hess peut être compris comme une évocation métaphorique décrivant les difficultés rencontrées dans l’élaboration d’un langage scientifique. Je pense ici immédiatement à la question du logicisme qui n’a jamais été réellement accepté par la communauté des archéologues pour des raisons qu’il conviendrait d’analyser, mais qui relève probablement des exigences intellectuelles de la méthode.
Si mon enquête est exacte Jean-Claude Gardin a évoqué pour la première fois le terme de logicisme dans son livre une Archéologie théorique (1979) issu du cours qu’il avait donné à Genève lors de l’année académique 1976-77, alors que ses écrits précédents parlaient plutôt de schématisations pour évoquer ce type de mise en forme des démonstrations scientifiques.
Le Jeu des Perles de verre était l’un des livres de référence de Jean-Claude Gardin, une sorte d’œuvre culte discrètement évoquée. Il en parlait parfois dans ses cours, suscitant ma curiosité. Je n’avais jamais eu le courage de me lancer dans cet ouvrage touffu et interminable. Aujourd’hui enfin, plus disponible, j’ai réussi à en terminer sa lecture.
Pourquoi cet intérêt pour ce roman ? Avec le recul je pense que Jean-Claude Gardin s’identifiait aux joueurs de Hesse et au destin tragique de son héros, Joseph Vallet. D`abord le jeu des perles de verre était une entreprise sans issue vouée à l’échec ; elle ne pouvait pas ne pas, chez lui, rencontrer un écho. Ses démarches n’ont en effet soulevé que peu d’intérêt parmi les archéologues et la communauté scientifique, sinon une franche hostilité. Je ne peux qu’abonder dans ce sens. J’ai enseigné le logicisme à l’Université de Genève pendant de longues années, sans aucune retombée réelle parmi mes étudiants, peut-être à cause des difficultés de mise en œuvre de la démarche.
Ensuite, et cela n’est pas sans rapport, le jeu des perles de verre est une activité réservée à une élite intellectuelle, une sorte d’aristocratie de la pensée. Jean-Claude, toujours modeste, n’affichait jamais une quelconque supériorité intellectuelle, mais il était persuadé de la valeur de ses démarches et de sa pertinence jugée sur le long terme du développement des sciences. Enfin l’aspect ludique du jeu, loin des prétentions scientistes de ses collègues, ne pouvait que le séduire. Le jeu des perles de verre est le reflet d’une démarche essentielle, mais il ne s’agit, aujourd’hui encore, que d’un jeu.
Le jeu des perles de verre évoque donc la possibilité d’un langage formel combinatoire portant sur des réalités universelles L’idée de perles diversement agencées constitue une très belle métaphore de la démarche. Son auteur réussit à écrire près de 500 pages sans jamais, à dessein, définir le Jeu, laissant le lecteur construire sa propre idée.
Il est donc pertinent, avec ce dernier, d’évoquer la démarche logiciste. Mais cette partie, dont l’objet est le Jeu même, parmi d’autres, était-elle jouable ? Pour répondre à cette question retrouvons, au fil des pages, quelques citations permettant d’y voir plus clair et testons cette possible hypothèse d’une voie interprétative au second degré. Fidèle à la démarche de ces pages je présenterai quelques-unes des idées de Hesse suivies des réactions qu’elles suscitent chez moi.
Herman Hesse. pavilla.com.
Le Siècle, esclave du temps, est fait de guerres interminables et stupides à mille lieues de l’histoire universelle de l’esprit. Chacun y cherche son avantage au détriment de l’autre. Le siècle des guerres est étranger à toute vérité, il ne peut que reposer sur la manipulation de cette dernière.
Cette situation ne peut engendrer que des discours sans fondements, dépourvus de tout esprit de vérité, dans lesquels l’argumentation perd toute cohérence et reste subordonnée aux intérêts particuliers et à des discours « philosophiques » non pertinents.
Il est intéressant de constater que Gardin (1979, p. 288) a tiré explicitement de Hesse sa notion de « Variétés » pour désigner les textes présentant une absence de mérites tant sur le plan pratique (efficacité) que sur le plan théorique (rationalité), ainsi selon sa note 1 :
« Variété, traduction du mot allemand « Feuilleton » par lequel Herman Hess désigne les « aimables bavardages » dont nous sommes aujourd’hui inondés, où l’on ne se soucie ni de rigueur scientifique dans aucun des sens ci-dessus, ni moins encore de saveur littéraire, et qui ne laissent, en conséquence, strictement aucune trace. »
Tableau 1. Classement des types de construction selon Gardin, 1979, p. 288.
Pour moi : Parallèlement aux discours politiques opportunistes et vides de sens, comment ne pas évoquer ici ces querelles universitaires où chacun cherche avant tout à se placer et à marginaliser les autres au détriment de la recherche et de l’enseignement, cette course effrénée aux publications dans des revues internationales considérées comme prestigieuses, cette compétition totalement contreproductive ? Publier à tout prix, le plus possible et le plus rapidement possible pour allonger la liste de ses publications, utiliser pour soi le travail de ses subordonnés ou de ses collaborateurs, se mouler sur les théories en vogue, même les plus infondées, pour montrer que l’on est en phase avec le déroulement de la recherche.
Les pages de variétés ce sont aussi tous ces discours bâclés soumis aux contraintes opportunistes du carriérisme.
Quand la pensée manque de pureté et de vigilance le monde ne peut que se diriger vers le chaos. Conscient de cette situation de petits groupes isolés ont résolu de rester fidèles à la conscience intellectuelle. Le Jeu des Perles de verre contribua pour une bonne part à assurer le triomphe de la culture sur les articles de variétés et à faire renaître le goût des spéculations les plus exactes. Ils fallu pour cela apprendre à renoncer à tous les biens qui avaient naguère paru dignes d’ambition à une série de générations d’intellectuels : à une fortune rapide et facile, à la gloire et aux honneurs publics, aux éloges de la presse, aux alliances avec les familles de banquiers et d’industriels, au luxe de la vie matérielle.
Pour moi : Le logicisme ne peut s’imposer en un jour. Il se situe en marge de la mode. Il exige un investissement intellectuel hors de portée du monde académique actuel. Il croit à la puissance de l’esprit et se situe dans une tradition universitaire qui refuse les alliances de circonstances avec le monde de l’industrie et de la finance, alliances qui pervertissent la recherche de la vérité.
Les joueurs du Jeu de Perles de Verre formèrent une élite restreinte au sein des élites et se regroupèrent sur le modèle des ordres religieux bien que leur rassemblement n’ait pour fondement ni religion, ni Dieu, ni Église.
La vie des adeptes du Jeu des Perles de Verre se déroulait dans l’ascétisme, sans familles, sans distractions, sans nouvelles du monde extérieur.
Pour moi : Aujourd’hui l’université refuse les formations spécialisées destinées à un nombre limité d’étudiants. Il n’y a de connaissances recevables que celles qui intéressent le plus grand nombre. Mais le logicisme ne doit pas devenir la réflexion d’une secte. Le héros du roman, et donc l’auteur du livre, sont conscients des dérives possibles du Jeu. Joseph Valet quitte l’Ordre pour retourner dans le « Siècle». Hesse pose le dilemme, mais ne le résout pas.
Le Jeu des Perles de Verre unit en lui les trois principes de science, du beau et de la méditation. Il encourage les tentatives de rapprochement entre sciences exactes et études moins rigoureuses ainsi que toutes les tentatives de conciliation entre science et art ou entre science et religion.
Pour moi : Le livre pose la question de l’unification de la pensée et notamment de l’unification de la science et de la littérature pour reprendre des termes plus proches du discours de Jean-Claude Gardin. A sa suite, j’ai toujours refusé cette unification des contenus et insisté pour ne pas mélanger les genres et éviter la « troisième voie » (Lepenies 1985).
Les diverses voies de la pensée peuvent néanmoins être articulée en un système cohérent. Je me suis attaché à en découvrir la structure ainsi que les mérites et les limites de chacune des voies, science, pensée religieuse, pensée culturelle.
Mais on peut également penser à une unification de forme. Le logiscisme peut aborder aussi bien l’analyse des productions scientifiques que celle des productions artistiques et littéraires. Souvenons-nous du poème des « chats » de Baudelaire. Je suis conforté dans cette interprétation puisque le Jeu des Perles de Verre est avant tout un jeu formel. Le logicisme n’est pas une explication de texte, c’est une voie pour en comprendre sa construction. Comprendre « Les chats », c’est pouvoir écrire « Les rats » (Natali-Smit 1987). La contrefaçon est au cœur de la connaissance. Un faux parfait ne peut reposer que sur une connaissance profonde de la réalité.
Tout joueur, quelle que soit sa discipline, doit conserver la spécificité de son approche mais ne peut se contenter de cette position. Il doit renoncer à se cantonner dans sa science particulière et ouvrir sans cesse ses fenêtres sur toutes les autres disciplines.
Le champ de recherche doit s’élargir jusqu’à l’Universel. Il doit trouver une langue mondiale nourrie de tous les arts et de toutes les sciences, dominant les différentes disciplines.
Pour moi : Le logicisme se situe en marge de toutes les disciplines puisqu’il ne concerne que la forme des démonstrations et non le contenu. Nos collègues des sciences humaines ont peine à concevoir cette distinction essentielle pensant que le Jeu des Perles de Verre vise à conquérir une sorte d’hégémonie mettant en danger l’autonomie des diverses disciplines. Les réticences se situent dans un climat de concurrence et non de collaboration.
Au contraire de la forme, le sens ne s’enseigne pas. C’est en voulant enseigner ce
« sens » que les philosophes de l’histoire ont gâché la moitié de l’histoire universelle, ouvert la porte à l’ère des pages de variétés et contribué à faire répandre une quantité de sang.
Pour moi : Ici également les contraintes de forme sont affirmées au-delà du sens. Une bonne forme permet de discuter le sens et de progresser dans la compréhension du monde.
Le Jeu des Perles de Verre s’intéresse à ce qui existe, mais ne prétend pas générer des connaissances nouvelles. La capacité de produire se borne à reproduire.
Le Jeu des Perles de Verre utilise un langage formel fait de signes et de formules dans lequel les mathématiques et la musique ont une part égale. Les règles, l’écriture figurée et la grammaire du jeu constituent une sorte de langue extrêmement perfectionnée, qui participe de plusieurs sciences et de plusieurs arts, particulièrement des mathématiques et de la musique (ou de la musicologie).
Pour moi : Nous retrouvons ici une des caractéristiques du logicisme : partir de ce qui est pour révéler les structures du raisonnement. Le logicisme est avant tout un instrument d’analyse, même s’il peut générer au-delà des constructions nouvelles mieux formées. Son langage, plus simple que celui de la logique formelle, peut couvrir n’importe quel type de raisonnement.
Le jeu dispose de tout un monde de possibilités et de combinaisons qui permettent de jouer de nombreuses parties distinctes sur un même sujet selon les sensibilités des joueurs.
Pour moi : Jouer des parties parallèles pour aboutir à des résultats identiques est dans la logique des systèmes experts. Jouer des parties parallèles est indispensable car cela permet de s’assurer de la solidité des raisonnements.
Mais le Jeu peut se concevoir également comme une ouverture vers d’autres alternatives interprétatives. Tenter de renverser les paradigmes dominants est l’entreprise la plus difficile de la recherche scientifique et rares sont les chercheurs qui s’y attellent réellement en maintenant des bases factuelles solides. Le conformisme est l’un des traits dominants de la recherche scientifique. Les briseurs de dogmes ne sont que l’exception.
Les diverses parties jouées sont archivées et forment un immense corpus auquel on peut toujours se référer.
Pour moi : Hesse met le doigt sur un point essentiel de la connaissance : l’archivage de cette dernière. L’archivage et l’accès rapide aux parties jouées nécessite un langage adéquat. Le logicisme répond à cet enjeu et permet de surmonter la surabondance d’une information que plus personne ne peut maîtriser. Le développement actuel de la connaissance en ligne sur internet ne répond pas à cette question et relève seulement des « variétés ». Est-ce une fatalité ?
Le Jeu des Perles de Verre est menacé par le mépris des gens des pages de variétés.
Le Jeu des Perles de Verre, entreprise précaire, est constamment menacé de disparition comme c’est le cas pour toute entreprise humaine.
Pour nous : Le héros d’Hermann Hesse quitte le jeu pour retourner dans le
« Siècle » et finit par se noyer dans un lac glacé. Est-ce le signe de la faillite du Jeu ou celle du retour du héros dans la vie commune des « Variétés ». A chacun de décider.
Nous ne pouvons que constater l’échec, aujourd’hui, du logicisme.
Après 30 ans d’enseignement universitaire du logicisme pratiquement aucun de nos élèves n’a été acquis à la démarche même s’ils témoignent, pour certains, d’une meilleure rigueur dans leurs raisonnements. Les rares élèves qui se sont lancés dans le Jeu ont, comme Valet, changé de métier et sont désormais morts pour la discipline.
La communauté scientifique s’est toujours montrée indifférente, sinon hostile. L’échec récent de la revue en ligne Arkeotek en est un bon exemple, parmi d’autres (Gardin, Roux 2004). Le projet était ambitieux : créer une revue permettant de réunir des corpus d’inférences concernant divers domaines de l’archéologie. Deux facteurs ont signé la fin de l’expérience. Le premier et le plus important : les éditeurs n’ont pas réussi à convaincre les chercheurs de l’intérêt de la démarche. La bataille était perdue faute de combattants.
Le second est s’ordre institutionnel. La personne en charge de la mise en ligne du dossier était bénévole les institutions universitaires n’ayant apparemment pas été convaincues de l’intérêt du projet. Elle s’est donc fatiguée et a mis fin à sa collaboration.
Les contributions logicistes à des enquêtes, individuelles ou collectives sont reléguées dans les annexes alors qu’elles devraient se placer au cœur des discussions. J’avais bâti la publication de mes fouilles sur le site mégalithique de Santhiou Kohel sous une forme logiciste (Gallay à paraître). La réaction des éditeurs s’est développée en deux temps :
Phase 1 : demande pour la rédaction d’un texte de synthèse plus conforme aux habitudes et relégation de la construction logiciste en annexe.
Phase 2 : proposition de placer la construction logiciste sur une disquette placée dans la jaquette de la monographie, une solution impraticable lorsque l’on sait que l’évolution des supports informatiques de ce type aurait rendu la lecture de l’annexe impossible après quelques années seulement.
Mais, soyons honnête, il s’est trouvé une revue suffisamment ouverte et affranchie des standards officiels de la publication pour accepter des articles sous cette forme (Gallay, Burri-Wyser 1982 ; Gallay 2016). Jean-Claude Gardin me disait que toute révolution intellectuelle prend du temps et que l’avenir montrera que nous avons suivi la bonne voie. Puisse-t-il avoir raison.
Il est néanmoins possible de critiquer la suffisance de l’Ordre alors qu’il ne s’agit que d’un jeu.
Pour moi : Je n’ai jamais éprouvé de suffisance à pratiquer le Jeu, mais bien au contraire de l’humilité devant la fragilité de notre pensée.
Le jeu, trop abstrait, risque de se couper du monde et de devenir une fin en soi.
Nous ne devons ni fuir la vita activa dans la vita contemplativa, ni inversément, mais faire alternativement route vers l’une et vers l‘autre, être chez nous dans chacune d’elles et participer à toutes les deux.
Pour moi : Le logicisme est un jeu, parmi d’autres. Il permet la liberté de penser et un certain recul face à nos propres activités. Le concevoir de cette manière, c’est rester dans le « Siècle ».
Joseph Vallet, le héros du livre, se noie dans un lac aux eaux sinistres et froides après avoir abandonné l’idée du Jeu et être retourné dans le « Siècle », cruel constat d’échec de ses prétentions et leçon d’humilité face à nos désirs de compréhension de notre monde.
On ne peut pourtant pas ne pas se poser ces questions : et si l’avancement des sciences et de la connaissance, qui dans certains domaines est indéniable, peut se passer du Jeu et suivre des voies plus anarchiques ? et si, finalement, le cerveau humain ne fonctionnait pas selon des règles strictes ?
GALLAY A. 2016. Sociétés et rites funéraires : le Nil moyen (Soudan) du Néolithique à l’islamisation. Afrique, archéologie, art, 12, p. 43-80.
GALLAY A, BURRI-WYSER E. 2014. Chaînes opératoires de montage et fonctions sociales : les poteries de mariage somono (Mali). Afrique, archéologie, art, 10, p. 13-46.
GALLAY A. & PIGNAT G., CURDY P. collab. à paraître. Les fouilles de Mbolob Tobé (Santhiou Kohel, Sénégal) dans le contexte du mégalithisme sénégambien.Leyden : Brill.
GARDIN J.-C. 1979. Une archéologie théorique. Paris : Hachette.
GARDIN J.-C., ROUX V. 2004. The arkeotek project : a european network of knowledge bases in the archaeology of techniques.Archeologia e calculatori, 15, p. 25-40.
HERMAN HESSE H. 1955. Le jeu des perles de verre. Paris : Calmann Lévi.
LEPENIES W. 1985, Die Drei Kulturen. Soziologie zwischen Literatur und Wissenschaft, Munich et Vienne, C. Hanser. Traduction anglaise : Between Literature and Science : the Rise of Sociology, Cambridge, Cambridge University Press, 1985 et Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1988. Traduction française : Les trois cultures : entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, mêmes éditeurs, 1990.
NATALI-SMIT J. 1987. Seshat et l’analyse poétique : à propos des « chats » de Baudelaire. In: Gardin, J.-C. (éd.). La logique du pausible : essais d’épistémologie pratique en sciences humaines. Paris : Ed. de la MSH., p. 103-144.