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Aux sources d’un destin familial
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Dans son discours à l’ONU, la jeune Suédoise Greta Thunberg a condamné « l’inaction des politiques » contre le changement climatique, au début d’un sommet consacré à ce sujet à New York, lundi 23 septembre 2019.
« Je ne devrais pas être là, je devrais être à l’école, de l’autre côté de l’océan », a lancé Greta Thunberg, la gorge serrée.
« Comment osez-vous ? Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos paroles creuses. Je fais pourtant partie de ceux qui ont de la chance. Les gens souffrent, ils meurent. Des écosystèmes entiers s’effondrent, nous sommes au début d’une extinction de masse et tout ce dont vous parlez, c’est d’argent et du conte de fées de la croissance économique éternelle ?
Comment osez-vous ! Depuis plus de quarante ans, la science est claire comme du cristal.
Comment osez-vous regarder ailleurs et venir ici en prétendant que vous en faites assez alors que les politiques et l’action nécessaire ne sont nulle part en vue. Vous dites que vous nous entendez et que vous comprenez l’urgence dont nous parlons, peu importe que je sois triste ou en colère, mais je ne peux pas le croire, parce que si vous compreniez vraiment la situation, tout en continuant d’échouer à agir, alors vous êtes mauvais, mais je refuse de croire que vous l’êtes. »
… Elle a également, comme auparavant, répété les faits scientifiques du GIEC confirmant le réchauffement accéléré de la planète, puis s’en est pris aux chefs d’États et de gouvernements présents :
« Vous comptez sur ma génération pour résoudre le problème du CO2, vous n’avez pas de solutions, ni de projets à la hauteur du problème, parce que les chiffres vous indisposent et vous n’êtes pas assez matures pour faire face.
Vous nous avez abandonné. Mais les jeunes commencent à comprendre votre trahison. Les yeux de toutes les générations futures sont fixés sur vous.
Si vous décidez de nous laisser tomber, je vous le dis : nous ne vous pardonnerons jamais. Nous ne vous laisserons pas vous en sortir comme ça !
C’est ici que nous fixons la limite. Le monde se réveille, le changement arrive, que cela vous plaise ou non.
Merci »
Les apôtres de la « réussite » de notre civilisation – il en existe – avancent que notre mode de vie n’a jamais été aussi élevé. Leur satisfaction fait l’impasse sur deux aspects de la situation catastrophique actuelle. Ils oublient que cette « réussite » s’est construite sur la destruction de notre environnement à l’échelle planétaire et sur la négation des cultures autres, notamment dans l’hémisphère Sud.
Et les prédateurs sévissent encore aujourd’hui. Pour ce qui me touche plus directement : au Sénégal de gros bateaux, notamment chinois, pratiquant la pêche industrielle, écument la mer et épuisent les ressources alieutiques. Ils n’hésitent pas à empiéter sur les eaux territoriales du pays et, souvent, à travailler de nuit pour ne pas être repérés. Ils perturbent gravement la pêche traditionnelle et hypothèquent irrémédiablement la survie des pêcheurs sénégalais, détruisant tout un pan d’une économie vitale pour le pays. Les affrontements entre ces deux mondes causent blessés et morts, plongeant des familles dans le deuil. Cette situation se répète sur toutes les côtes de l’Afrique de l’Ouest.
Je répondrai en deux volets complémentaires sur deux pages lectures distinctes. Ces deux pages sont essentielles car elles situent mes réflexions épistémologiques au cœur d’une démarche plus vaste, essentiellement politique.
Première approche : Christophe Bonneuil et Jean Baptiste Fressoz proposent, à travers le concept d’anthropocène, une analyse historique extrêmement documentée des rapports entre l’homme et la nature dans le monde occidental, des rapports pervertis par l’idéologie du profit qui nous ont mené au désastre actuel. Ils témoignent de la faillite d’un point de vue issu de l’ontologie d’une nature séparée et maîtrisable (Fig. 1).
Ce livre a donné lieu à un film de Jean-Robert Viallet, diffusé sur Arte, L’homme a mangé la terre qu’il faut absolument voir.
Seconde approche : le livre de Philippe Descola Par delà nature et culture reprend le contenu de diverses contributions de cet anthropologue (Descola 2005a et b, 2010-2011). Il propose un bilan des diverses façons de situer le rapport de l’homme au monde, le Naturalisme n’étant une ontologie parmi d’autres.
Ce bilan devrait nous inciter à trouver la voie d’un nouveau paradigme plus respectueux du monde qui nous entoure et des peuples autres, trop longtemps considérés avec dédain. Il est la seule issue au désastre actuel (Vargas 2019 ; Barrau 2019).
La terre court au désastre écologique avec l’augmentation des gaz à effet de serre, l’augmentation des températures, une pollution généralisée, l’acidification des eaux terrestres et marines et, finalement, l’effondrement de la biodiversité. Cette situation annule de fait la distinction entre nature et culture. Elle nécessite que l’on reprenne l’histoire qui est à l’origine de cette situation.
Nous devons promouvoir une nouvelle vision de l’histoire
Le problème historique n’est pas l’émergence d’une « conscience environnementale », mais bien plutôt l’inverse : comprendre la nature schizophrénique de la modernité qui continue de penser l’homme comme produit par les choses environnementales en même temps qu’elle le laissait les altérer et les détruire.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Il convient de penser ensemble l’écologie et les relations de pouvoir. A chaque période, un ensemble de visions du monde et de rapports sociaux soutiennent des dispositifs socio-techniques qui organisent les métabolismes des sociétés.
Il convient de s’écarter et de la vision d’une nature comme un milieu externe à la société et des discordances temporelles développées par Braudel en 1949 (1990) dans le cadre de l’École des Annales, ainsi que de l’histoire environnementale développée aux États-Unis depuis les années 1960.
Il faut repenser les soubassements des différentes règles morales organisant les rapports entre humains et non-humains à travers trois grandes propositions éthiques : anthropocentrique (gérer durablement la Terre pour l’Homme), biocentrique (respecter le droit intrinsèque à l’existence de tout être sur terre) et écocentrique (penser comme Gaïa).
Les courbes faisant état de l’évolution préoccupante de la planète nous racontent une histoire gouvernée par les quantités, qui sont des grandeurs biogéochimiques et écologiques d’une dynamique globale de croissance faisant office de moteur de l’histoire et de danger pour la planète (régularités). Ce type de représentation occulte les causes réelles, la diversité des changement historiques (mécanismes) et la nécessité d’en décrire les conséquences (scénarios).
Il convient de rejeter le concept de crise qui désigne un état transitoire et donc réversible de l’état du monde. Or l’Anthropocène est un point de non-retour. Il désigne une bifurcation géologique, sans retour prévisible à la « normale » de l’Holocène.
Cette situation rend caduque la notion de développement durable qui laisse croire à la possibilité de perpétuer une croissance économique moyennant un peu plus de conservation de l’environnement. Ce modèle repose sur l’idée d’une nature linéaire et réversible et sur l’existence d’un régime stationnaire optimal.
L’hypothèse Gaïa permet de concevoir l’histoire du système terre comme un système complexe selon une perspective machine-organisme mais occulte la diversité des situations historiques concrètes.
On notera pourtant que Lovelock (1979/1993) est en réalité un pur produit du complexe scientifico-militaro-industriel de la Guerre froide. Sa conception post-démocratique du gouvernement de la planète, son apologie du nucléaire et sa vision systémique de la planète comme machine autorégulée sont les héritiers des visions du monde nées de la Seconde guerre mondiale et de la Guerre froide.
La coupure entre nature et société s’est creusée au XIXe siècle avec la complicité des sciences humaines qui ont proposé une vision spécifique pour les sciences humaines.
Sous ses figures du parc naturel, des écosystèmes, de l’environnement, puis du développement durable, la nature était donc jusqu’à récemment reconnue comme essentielle, mais séparée de nous.
Les défis de l’Anthropocène exigent une vision différenciée de l’humanité. L’image de la terre vue de l’espace véhicule une interprétation radicalement simplificatrice du monde. Elle couronne ce que Philippe Descola a nommé le « Naturalisme », né en Occident, par lequel nous concevons les autres êtres de la Terre comme partageant la même « physicalité » que nous humains, mais également des intériorités radicalement différentes de la nôtre analysée par les sciences humaines
L’Anthropocène est le résultat d’enjeux politiques. Il convient de déplacer la focale de l’étude des milieux atteints et des cycles biogéochimiques perturbés vers les acteurs, les institutions et les décisions qui ont produit ces atteintes et ces perturbations.
L’histoire de l’Anthropocène doit être écrite à travers deux perspectives : d’un côté la masse informe de la population mondiale, devenue agent écologique sans s’en rendre compte, et de l’autre, une petite élite de savants entrevoyant le devenir dramatique et incertain de la planète.
Penser l’Anthropocène, c’est prendre la mesure de la force tellurique de l’industrialisation et de la marchandisation, qui a fait dérailler la Terre au-delà de ses paramètres stables de l’Holocène. C’est aussi se méfier du grand récit unificateur de l’espèce et de la rédemption par la seule science qui l’accompagne. Moins la science de l’Anthropocène sera au-dessus du monde, plus elle sera solide et fructueuse et moins ce concept séduisant risquera de servir de philosophie légitime d’un géopouvoir oligarchique. C’est enfin abandonner l’espoir de sortie d’une « crise environnementale » qui ne serait que passagère.
Le livre de Bonneuil et Fressoz avance sept chantiers d’histoire, sept récits possibles :
De la disponibilité en énergie « facile » le récit officiel de l’Anthropocène déduit causalement un essor de la consommation énergétique d’un facteur 40 entre 1800 et 2000.
Février 2000, lors du colloque du programme international géosphère-biosphère de Cuernavaca, Paul Crutzen, chimiste de l’atmosphère et prix Nobel pour ses travaux sur la couche d’ozone, annonce : non nous ne sommes plus dans l’Holocène mais dans l’Anthropocène ! Le prix Nobel propose de faire débuter ce nouvel âge en 1784, date du brevet de James Watt sur la machine à vapeur, symbole du commencement de la révolution industrielle et de la carbonisation de notre atmosphère par combustion du charbon prélevé dans la lithosphère.
Le XIXe s. voit le développement de l’extraction du pétrole et des industries chimiques.
En 1859 un premier forage pétrolier est établi en Pennsylvanie. Le développement de l’exploitation pétrolière est donc antérieur au développement de l’automobile. Le pétrole permet de contourner la contestation sociale qui se développe dans le cadre de l’exploitation du charbon. En 1896, à la retraite de John Davison Rockefeller (1839-1937), la Standar Oil, fondée en 1870, a 30 ans.
Les entreprises chimiques se développent. DuPont, fondé en 1802, assure la production de la poudre à canon et de la poudre noire ainsi que celle du chlore. La Fondation Bayer, fondée en 1863, acquiert en 1899 le brevet de l’aspirine. Le chimiste Herbert Henry Dow fonde Montsanto et en 1897 Dow Chimical.
Aux États-Unis le taylorisme, du nom de Frederick Winslow Taylor (1856-1915) son inventeur, développe une organisation scientifique du travail pour un rendement maximum à partir de 1880.
Lors de la période 1900-1914, le pétrole est utilisé pour la propulsion des navires britanniques dès 1910. La période voit le boom de la production automobile avec Ford (US 1903), Roxon (GB), Daimler (D) et Renaud (F 1898).
La guerre de 14-18 contribue au boom de l’extraction du pétrole et du charbon.
Louis Renaud contribue au développement de l’armement et crée en 1917 le premier char d’assaut. En Allemagne, Fritz Haber inventeur de la synthèse de l’amoniac et, père des gaz de combat allemands à base de chlore, assure la coordination des entreprises chimiques. L’amoniac sera utilisé dans les fertilisants dans toute l’agriculture du XXIe s.
En 1917, sous la présidence Wilson (1913 à 1921), l’Office de la propriété étrangère assure la saisie des biens de l’ennemi et notamment des brevets déposés par les allemands. La Bayer Company Inc se voit notamment dépossédé de l’aspirine au profit de Montsanto.
Dès 1918 on commence à remplacer les tramways par des bus et à rouler dans des Ford. L’automobile devient le symbole de la modernité malgré les accidents en série provoqués dans les villes. En 1921 Pittsburg organise un hommage aux enfants écrasés. Adolf Willow le patron de General Motors se lance dans le démantèlement systématique des tramways, la promotion de la voiture individuelle et le développement du réseau routier.
Après la guerre, Bayer devient une partie d’IG Farben, un conglomérat d’industries chimiques allemandes créé dans les années 1920, qui ont notamment produit le gaz Zyklon B initialement utilisé comme insecticide et raticide et en produit de grandes quantités pour les nazis qui les utiliseront dans les chambres à gaz des camps d’extermination.
On assiste aux États-Unis à un regroupement des laboratoires au sein de la Chemical Foundation qui profite de l’achat de milliers de brevets allemands. DuPont assure la synthèse du plutonium qui sera utilisé dans la bombe atomique, puis de l’agent orange, un herbicide et défoliant utilisé au Vietnam entre 1961 et 1971.
En 1929, c’est le crack boursier. Le patrimoine des Rockefeller s’effondre. La production du charbon et des automobiles diminue. General Motors perd les ¾ de sa valeur.
Au milieu des années 30 l’industrie passe à l’action. Réunion des firmes Standard Oil, Firestone, Rockefeller, Philips Petroleum et création des National City Lines (1936), regroupant 13 compagnies de transit.
Le destin de l’Anhropocène se joue également sur le plan de l’agriculture. L’Entre-deux guerres voit le développement des premiers pesticides et des OGM homogènes capables de supporter ces derniers et permettant l’exploitation mécanique.
Les liens entre guerre et pétrole génèrent un saut énergétique sans précédent.
En Allemagne, Hitler accède au pouvoir en 1933 sur fond de crise de la dette. Il relance l’emploi à travers la construction de 6000 km de voies rapides. Explosifs et bombes terrassent et brassent 160 millions de m3 de terre. Ce programme ne répond pas à des besoins immédiats – l’automobile est encore peu développée – mais permet d’occuper la main d’œuvre et de préparer la guerre.
Aux États Unis, entre 1936 et 1950 la National City Line rachète les sociétés de tramways de 45 villes et assure leur remplacement par des bus fabriqués par General Motor.
Le soldat US dépense 228 fois plus d’énergie que lors de la Première guerre mondiale grâce à un approvisionnement illimité en pétrole US. L’invention de la bombe atomique devient le paroxysme du génie humain. 16 juillet 1945 : première explosion du projet Trinity, puis Hiroshima et Nagasaki pour tester la puissance de destruction sur des villes habitées : ces largages ont obéi à des mobiles politiques plus que militaires.
Entre 1939 et 1946 le PIB US a quadruplé. À la fin de la guerre l’Europe est ruinée mais les États-Unis possèdent un énorme stock de devises et consomment 60% du pétrole mondial.
Après la guerre, l’organisation du travail se développe selon une même norme : comment produire vite et plus. La reconversion de l’industrie de guerre préfigure un futur d’abondance. Chez DuPont, le nylon pour fabriquer des parachutes est utilisé pour d’immenses filets destinés à la pêche industrielle. Combiné au radar utilisé pour repérer les bancs de poissons, ils contribuent à l’épuisement des océans. La technologie des tanks est à la base des engins à chenilles accélérant la déforestation.
Entre 1940-45, le produit intérieur US triple. Un monde nouveau se prépare, hyperproductif, qui bénéficie de l’effort de guerre dans une idéologie univoque du progrès.
La Grande Accélération inaugure un changement de régime pour la terre. Pétrole peu cher, plastiques, amiante, béton, centaines de molécules chimiques, biocides constituent un point de non retour pour la déforestation et le climat.
L’Europe participe également à la consommation de masse et à la culture consumériste qui génère une augmentation des émissions de CO2.
En juin 1952 la President’s Material Policy Commission remet au président Truman le rapport Paley dans le but d’orienter la politique des matières premières aux États-Unis. On assiste au passage du statut d’exportateur au statut d’importateur pour préserver les ressources internes. Cela provoque de nouveaux investissements dans le monde, soit :
Cela provoque une catastrophe écologique. Les pays du Sud sont vidés de leurs ressources et la pollution de ces pays augmente (déchets d’extraction, etc.).
Le pillage des pays occupés et la spoliation des biens juifs ont permis d’établir une société de consommation, un État providence, une économie sociale de marché dont hérite également l’Allemagne d’après-guerre.
On constate une poussée exponentielle des impacts humains depuis 1950. La part de responsabilité écrasante dans le changement climatique des deux puissances hégémoniques du XIXe siècle (Grande Bretagne) et du XXe siècle (les États Unis) témoigne du lien fondamental entre la crise climatique et les entreprises de domination globale.
Le monde rate le développement du solaire sous la pression des lobbies du pétrole. La pétrolisation des sociétés occidentales des décennies 1950 et 1960 a été préparée pendant la Seconde guerre mondiale.
Un des objectifs du plan Marschall était d’encourager le recours au pétrole afin d’affaiblir les mineurs et leurs syndicats et d’arrimer ainsi les pays européens au bloc occidental. Grâce à sa fluidité, le pétrole permets de contourner les réseaux de transport et donc les ouvriers qui les font tourner. Enfin, le réseau pétrolier centré en quelques points névralgiques (puits, raffineries, terminaux pétroliers), est plus facilement contrôlable.
En 1945 Julian Huxley (premier président de l’UNESCO en 1946-1948) propose d’utiliser l’atome pour faire fondre la glace des pôles, abattre des montagnes ou déplacer les cours des fleuves, atteindre des minerais inaccessibles ou modifier le climat.
En 1957, Léwis Strauss, président de la commission de l’énergie atomique des USA, lance l’opération Plowshare programme d’utilisation de la puissance nucléaire dans le génie civil pour rendre l’homme encore plus grand dans son combat contre la nature. La commission a le projet creuser un canal en Amérique centrale et de construire un port en Alaska.
Les conséquences négatives de 27 des projets nucléaires de l’opération Plowshare éveillent une opposition publique importante à la contamination radioactive et conduit finalement à l’abandon du programme en 1977.
En URSS le programme no 7 est encore plus démesuré et plus dévastateur avec 150 explosions nucléaires.
À la fin de la guerre, il y a pénurie de logements, les investissements ayant été orientés dans l’effort de guerre. La péri-urbanisation et la motorisation des sociétés occidentales constituent l’exemple le plus éloquent d’un choix technique et civilisationnel profondément sous-optimal. Aux États Unis, cette situation correspond à un projet politique : la maison individuelle paraît être le meilleur rempart contre le communisme.
Ce programme de construction est initié par un promoteur revenant du front, William Levitt (1907-1994). Mobilisé, ce dernier avait été chargé d’organiser les infrastructures, notamment portuaires pour les armées sur les zones d’opération. Développement du préfabriqué modulaire.
La péri-urbanisation des levitttowns, comme celui de la dispersion des sites industriels est considéré comme le meilleur moyen de lutter contre la menace nucléaire.
L’investissement public dans les infrastructures routières accompagne ce mouvement. Entre 1947 et 1953, les banlieues américaines gagnent 30 millions d’habitants.
La péri-urbanisation encourage l’achat de biens durables : réfrigérateurs, cuisinières, machines à laver, télévisions. Pour solvabiliser la demande, l’État garantit les prêts immobiliers. On assiste au début de la consommation de masse.
Dans les années 1950-1960, sans nécessité technique aucune, s’impose aux États Unis l’aberration thermodynamique du chauffage électrique fondée sur la production des centrales à charbon. Les grandes compagnies d’électricité n’ont aucun intérêt à ce que le solaire s’impose. Des deals sont passé entre fournisseurs d’électricité et architectes. La mise à mort de l’électricité solaire engage le monde dans une course effrénée aux énergies fossiles.
Le démantèlement des tramway électriques et leur remplacement par des véhicules individuels et des bus à essence ne répondait à aucune logique technique ou économique et accroît considérablement les coûts de la mobilité.
Eisenhower, qui avait été très impressionné par les autobahns allemandes, lance sous sa présidence l’un des plus importants programmes de génie civil du siècle : la construction de 70.000 km d’autoroutes en 15 ans du National Interstate and Defense Highway Act. Le tracé des intestate highways répondait en partie à des objectifs militaires.
Les années 1940-1950 constituent une fois encore un tournant fondamental : montée des entreprises alimentaires, développement des fast-food (Mac Donald en 1948, KFC et Burger King en 1954) et augmentation rapide de ces apports caloriques et de l’indice de masse corporelle de la population.
Dans un mouvement plus large d’imposition en Europe après 1945, puis dans le monde entier ces dernières décennies, d’un modèle alimentaire nouveau, fortement carné et sucré, dominés par des produits transformés si concentrés en calories que le sentiment de satiété est retardé. Ce régime a aussi pour corolaires une montée en flèche des maladies chroniques : cancer, obésité, maladies cardio-vasculaies, la puberté toujours plus précoce des filles de familles pauvres aux US ou la montée de l’incidence du cancer de l’enfant en Europe.
Le corps de l’Anthropocène est aussi un corps altéré par des milliers de produits toxiques. Urbanistes et médecins américains ont également montré la corrélation entre motorisation, étalement urbain et prévalence des maladies comme le diabète et l’obésité.
Les transferts entre guerre et agriculture, transferts à la fois technologiques et idéologiques, sont connus. Le développement des gaz de combat chlorés pendant la première guerre mondiale a permis de mettre en évidence les propriétés insecticides de certains composés organochlorés. Dès l926, le chimiste Fritz Haber envisage d’appliquer les gaz de combat développés pour l’armée allemande à l’extermination des nuisibles.
Aux États-Unis, du fait de la substitution des importations allemandes et de la demande d’explosif, l’industrie chimique américaine change d’échelle pendant la première guerre mondiale : DuPont, Monsanto et Dow se métamorphosent en de puissantes compagnies. Les revenus des brevets allemands confisqués financent une association professionnelle : la Chemical Foundation qui œuvre en particulier en faveur de la reconversion de l’industrie des gaz de combat en pesticides. L’industrie chimique bénéficie aux États-Unis d’un immense prestige.
Avec la découverte de DDT, ce composé organochloré concrétise le rêve délétère d’une nature purifiée, entièrement soumise aux besoins agricoles. Le DDT est utilisé massivement par l’armée américaine dès 1942 pour lutter contre le typhus et la malaria durant la guerre du Pacifique. Très rapidement, les agriculteurs sont confrontés au problème des résistances.
Des liens à la fois idéologiques (dégénérescence, pureté, hygiène de l’espèce) et techniques (le zyklon B était un insecticide) relient l’extermination des nuisibles et celle des juifs dans les camps d’extermination.
On met en place des programmes de dirigisme semencier pour le développement dans les pays du Sud grâce à la « philanthropie » de la Fondation Rockefeller.
Une première intervention concerne le Mexique qui a de la peine à se nourrir et est une source d’instabilité qui pourrait menacer les USA. On importe donc les méthodes US de l’agriculture industrielle avec au début des semences de maïs hybrides (1948). Le Mexique est depuis 30 ans un centre d’expérimentation et de production de semences transgéniques aux dépens des communautés indigènes et rurales du pays. Le gouvernement a encouragé Montsanto à échanger ses semences hybrides de maïs contre les semences appelées criolla localement utilisées depuis des générations. Ce programme est ensuite étendu à d’autres espèces et à d’autres pays d’Amérique du Sud.
À la fin des années 50 le programme est étendu à l’Inde sous Kennedy pour éviter la contamination rouge. Le modèle Norman Borlaug fait le pont entre le Mexique et l’Inde.
Cela rend nécessaire des engrais et une irrigation massive ainsi que des engins mécanisés. Ces bouleversements favorisent le développement de l’agrobusines des États-Unis.
L’hypothèse indique qu’une augmentation de la productivité agricole à l’hectare permet de réduire les surfaces cultivées. Le fait de minimiser les nouvelles surfaces cultivées grâce à cette augmentation des rendements sur les surfaces existantes est appelée « hypothèse de Borlaug » (ou Land sparing), du nom de celui qui fut considéré comme un des pères de la révolution verte menée à partir de la fin des années 1960 au Mexique puis étendue à l’Asie durant les décennies suivantes.
Ce paradigme favorise une agriculture d’exportation, mais n’a qu’un faible impact sur les populations locales. On aurait pu faire mieux en s’appuyant sur le développement de la petite paysannerie.
La révolution verte est fondée sur des variétés de riz et de maïs hybrides, combinées à l’emploi de machines, de pesticides et d’engrais chimiques. Ce modèle agricole permet temporairement d’éviter les pénuries alimentaires tout en répondant à la volonté des propriétaires terriens qui refusent la réforme agraire. Il vise à mettre l’agriculture au service de l’industrialisation et ne répond pas aux besoins des petits paysans. Il entraîne d’innombrables effets environnementaux : nappes phréatiques épuisées et polluées, sols salinisés et compacté. Très demandeuse en énergie, la révolution verte a aussi achevé la pétrolisation du monde. L’agriculture industrielle se répand désormais sur la planète avec des effets ravageurs sur la nature : disparition de milliers d’espèces cultivées traditionnellement, augmentation de la consommation d’eau, engrais, pesticides, appauvrissement et stérilisation des sols. L’augmentation de la consommation de pétrole accompagne ces transformations.
Avec des rendements très médiocre entre calories dépensées et calories produites, l’agriculture devient énergétiquement déficitaire et soumise à des dérapages divers. Les industries dédommagent massivement leurs clients pour des récoltes perdues.
Durant les décennies de crise économique et de guerre se fabrique également un nouvel ordre de pensée et de gouvernement : l’économie, désignée par l’article défini (The economy en anglais) et entendues comme la totalité de transactions marchandes dans un territoire donné.
Deux conséquences majeures :
Le calcul du PNB naturalise l’idée de l’économie comme un circuit fermé et un flux circulaire de valeur entre production et consommation, coupé de ses attaches naturelles.
En mesurant d’un seul chiffre, la comptabilité nationale réifie l’économie et permet de la poser en tant qu’entité séparée du social, du politique ou de la nature. La comptabilité repose enfin sur l’hypothèse d’une économie entièrement marchande. Elle ne tient pas compte des coûts de civilisation et notamment de l’importance du pétrole brûlé. Elle et ne peut être utilisés dans les pays moins développés du fait de l’importance de l’économie non marchande.
En s’étant ainsi délestée de la nature, l’économie a naturalisé, à travers le PIB, l’idée d’une croissance indéfinie.
Les conséquences environnementales des guerres sont souvent ignorées : bombardement, guerre de tranchées, artillerie, engins incendiaires. En plus de ces conséquences évidentes, il faudrait également étudier les destructions environnementales délibérées et leur rôle tactique et stratégique, dont la guerre du Vietnam présente l’exemple le plus documenté. C’est à ce moment que Bary Weisberg invente le mot d’écocide. Cette stratégie a également des effets délétères sur la santé humaine des dégâts qui se manifestent jusqu’à aujourd’hui.
Lorsque l’innovation n’est pas au rendez-vous, le design industriel futuriste des années 1950 entretient l’illusion d’un progrès technique permanent.
À partir des années 1970, les notions de soutenabilité et de durabilité deviennent un enjeu de bataille idéologique fondamental pour contourner les critiques qui se multiplient à l’encontre du modèle occidental de croissance.
Les économistes orthodoxes accusent le rapport du Club de Rome (1972) de négliger les innovations technologiques qui permettent de remplacer le capital naturel par du capital économique et même d’inventer de nouvelles ressources. Le mouvement prospectiviste, très actif dans les années 1970, renforce l’espoir d’une croissance dématérialisée grâce à l’innovation. Selon l’économie néo-classique, les problèmes environnementaux sont en fait des « défaillances » de marché que l’on peut corriger en donnant un prix à la nature.
Dès les années 1970, aux États-Unis, s’impose l’école du free-market environnementalism, selon laquelle il est économiquement optimal d’attribuer des droits échangeables de polluer et de laisser les acteurs négocier entre eux. À travers ces instruments, c’est la terre entière qui a été soumise à un calcul d’optimisation.
D’autre part, on estime que seule la propriété privée permet de bien gérer la nature et que l’idéal serait donc de « titriser la biosphère », c’est-à-dire d’attribuer des droits de propriété sur tous les divers éléments et toutes les fonctions écologiques du système Terre.
Le compromis social fordiste et consumériste est alors considéré comme le meilleur rempart contre le communisme. La fabrique de l’abondance en Europe et au Japon et la Pax americana passent par un produit clé, le pétrole, auquel le 10% du plan Marshal est consacré. Le pétrole transforme également l’agriculture européenne qui adopte tracteurs, engrais chimiques et pesticides. Ce petro-farming devient énergétiquement déficitaire. Cette transformation favorise l’exode rural et le coût du travail faible dans les pays du Sud cherchant les voies de l’industrialisation, tandis que les multinationales agroindustrielles conquièrent le monde et déplacent les habitudes alimentaires.
La différence écologique essentielle entre le système communiste et capitaliste réside dans le fait que le camp communiste exploite et dégrade surtout son propre environnement pour son développement, alors que les pays industriels occidentaux construisent leur croissance sur un gigantesque drainage des ressource minérales et renouvelables du reste du monde non communiste, qui lui, se vide de sa matière et de son énergie de haute qualité.
On comprend que le phénomène moteur de la Grande Accélération engagée en 1945-1973 c’est le formidable endettement écologique des pays industrialisés occidentaux. Les pays les plus pauvres ont une empreinte faible qui affecte très peu les espaces des pays riches tandis que les pays riches ont une empreinte forte qui affecte lourdement les espaces des pays les plus pauvres.
Une histoire rematérialisée et écologisées du capitalisme apparaît comme le partenaire indispensable des sciences du système Terre pour appréhender notre nouvelle époque.
La guerre du Vietnam offre l’exemple emblématique des dégradation écologiques volontaires dues à la guerre. L’agent orange répandu entre 1961 et 1971 déverse de la dioxine sur tout le territoire. Ce composé étant une molécule très stable, il tend à rester dans l’environnement. Les concentrations se révèlent donc extrêmement importantes dans les graisses animales, contaminant ainsi la chaîne alimentaire, les sols et les sédiments et provoquant des malformations chez les nouveaux-nés
En 1972 Appolo 17 révèle une première image globale de la terre.
Le tachérisme relance une nouvelle accélération suicidaire. Le thatchérisme est avec le reaganisme, son pendant américain à la même époque, l’un des deux principaux avatars de la révolution conservatrice que le monde a connue à la suite de la phase dépressionnaire qui s’ouvre avec les deux chocs pétroliers et la crise du keynésianisme.
Le surcroît de consommation permis par l’endettement des Indes, de la Chine et du Brésil : provoque une gigantesque production de CO2 (Fig. 2).
Toutes les grandes mutations qui ont fait bondir l’empreinte écologique de l’Europe occidentale ont provoqué de multiples conflits à travers la planète. Toutes sortes de groupes sociaux, de communautés, d’ethnies, de professions virent leurs valeurs, leurs ressources, leurs modes de vie affectés ou bouleversés par le processus de « modernisations » industrielles.
Les sociétés de l’Anthropocène n’ont pas détruit leurs environnements par inadvertance, ni sans considérer, parfois avec effroi, les conséquences de leur action. Le problème qui se pose à l’histoire est donc de restituer les grammaires conceptuelles dans lesquelles était pensée la réflexivité environnementale. Si ces grammaires environnementales s’expriment dans des théories savantes il ne faut pas non plus sous-estimer l’importance d’une décence environnementale commune, c’est-à-dire d’une économie morale issue des milieux populaires.
Durant l’Antiquité, la Renaissance et jusqu’à la révolution scientifique, notre planète était pensée comme un corps vivant. La Terre était une mère nourricière qu’il convenait de respecter.
Au XVIIe s., le climat est déjà appréhendé à l’échelle du globe. La théologie naturelle pense la Terre comme une machine parfaite où les grandes masses de matière s‘équilibrent.
Au XVIIIe s les choses environnantes sont déjà appréhendées comme éminemment fragiles.
En 1778, dans les Époques de la nature, Buffon expliquait que la face entière de la terre porte aujourd’hui l’empreinte de la puissance de l’homme. L’utopie buffonienne est climatique : unie grâce à la paix universelle, l’humanité transformera rationnellement la planète.
Partout en France, les cahiers de doléances de 1789 témoignent des plaintes innombrables contre les activités industrielles, particulièrement les forges et les salines, accusées de causer la déforestation et d’accroître le prix du bois. De la fin du XVIIIe s. aux années 1830, c’est en se fondant sur l’idée d’harmonie naturelle qu’agronomes et forestiers français entreprennent leur grande croisade contre le déboisement.
Au XVIIIe s. on faisait de l’environnement un déterminant essentiel de la santé.
Le concept de de circumfusa ou chose environnante est un concept fondamental de l‘hygiène français de la fin du XVIIIe s. Sous ce vocable, les médecins incluaient les airs, les eaux, les lieux inspirés de la médecine hippocratique et tous les éléments ayant une influence sur la santé.
La notion de cirumnfusa se fond ensuite dans les théories de Lamarck (1744-1829) avec le concept de circonstances environnantes façonnant les êtres vivants, puis finalement dans la notion de « milieu » centrale chez Darwin, puis dans la sociologie de Herbert Spencer (1820-1903).
L’économie de la nature joue un rôle central dans l’économie positive naissante. Au milieu du XVIIIe s., le but de cette discipline est d’étudier l’interface entre les sociétés humaines et la nature. La notion d’économie de la nature conduit également à un renouvellement de la vision organiciste de la Terre. La révolution scientifique et l’émergence du capitalisme ont entraîné le déclin inexorable de théories organicistes. La nature devient un vaste mécanisme qu’il convient d’expliquer, d’exploiter et de transformer.
La filiation circumfusa-milieu-environnement est importante car elle réfute l’opposition commune entre un environnement « ancienne mode », qui serait un simple alentour, une extériorité hors d’atteinte, et l’environnement (l’anglais dit the environnement) des années 1970 qui serait un objet fragile à protéger, interne au social et donc éminemment politique.
L’existence d’une économie naturelle demeure très vivace jusqu’à la fin du XIXe s. On a bien affaire, dès le début du XIXe s., à des savoirs et des discours climatiques qui établissent des connexions climatiques globales.
Le code forestier de 1827 abolit certains droits coutumiers de prélèvements villageois dans les forêts. Cette atteinte aux droits d’usage collectifs génère un demi-siècle de conflits dans les forêts françaises. Ces mobilisations populaires se doublent, entre 1780 et 1830, d’une dénonciation du recul des forêts européennes et des prélèvement exagérés dont elles font l’objet pour les usages industriels et la marine. La restauration des forêts et du climat passe pour bien des acteurs par une réforme sociale qui questionne profondément le libéralisme et l’industrialisme montants.
Le changement climatique est pensé comme un phénomène irréversible. C’est sur les fonds de cette économie de la nature que les savants commencent à s’intéresser systématiquement aux extinctions d’espèces causées par ce que le pasteur et zoologiste John Fleming appelle en 1824 la destructive warfaare que leur livrent les humains.
En avançant en 1821 que c’est donc la planète en masse qui est compromise et pas quelques régions Charles Fourier ne fait que reprendre un nombre important de travaux et d’alertes scientifiques de son temps. Fourier rédige un texte extraordinaire intitulé Détérioration matérielle de la planète (Fourier 2001).
Loin d’une cécité suivie d’un réveil, c’est donc une histoire de la marginalisation des savoirs et des alertes, une histoire de la désinhibition moderne qu’il convient d’envisager.
Le mot écologie (Oekologie) proposé par Ernst Haeckel en 1897, ne pointait pas vers une terra incognita mais renommait et réorganisait des traditions de pensées anciennes. Haeckel souhaitait atteindre deux objectifs principaux.
D’une part suggérer que les êtres vivants composaient un foyer, un oikos certes conflictuel comme le montrait Darwin, mais aussi profitant de symbioses et d’aides réciproques.
D’autre part, il s’agissait d’intégrer l’étude des interactions entre les organismes et leur environnement en une discipline unique qui inclut à la fois les conditions physiques d’existence (climat, sols. On retrouve de loin l’idée de circumfusa) et les conditions biologiques, c’est-à-dire les interactions entre tous les organismes.
L’acceptation assez lente du terme d’écologie (il faut attendre le Congrès international de botanique de 1893 pour trouver l’orthographe contemporaine) n’est pas le signe d’une difficulté des sciences naturelles à saisir l’aspect systémique de la nature, mais tient au contraire à l’existence du concept d’économie naturelle, qui demeure très vivace jusqu’à la fin du XIXe s.
De la fin du XVIIIe s., avec la généralisation des engrais artificiels perdure une tradition réflexive liée à la vision chimique et comptable de l’agriculture, posant comme principe que, chaque récolte réduisant la fertilité des sols, la durabilité de la production repose sur la capacité de l’agriculteur à remplacer les éléments nutritifs chimiques.
Tous les grands penseurs matérialistes, de Liebbig à Marx, ainsi que les agronomes, les hygiénistes et les chimistes mettaient en garde à la fois contre l’épuisement des sols et la pollution urbaine.
La question de la limite est essentielle dans l’économie politique du XIXe s. qui doit se comprendre dans le cadre d’une économie organique et dans la perspective d’une limite asymptotique des ressources. Si le charbon permet d’envisager la croissance continue de l’économie il n’empêche que, dès le début de l’industrialisation, le problème de son épuisement est posé.
Si le charbon permet d’envisager la croissance continue de l’économie il n’empêche que, dès le début de l’industrialisation, le problème de son épuisement est posé.
William Stanley (1866) souligne la différence fondamentale entre l’évolution asymptotique des économies organiques (l’état stationnaire) et les logiques d’effondrement propres aux économies minérales. Dans le système énergétique organique, les rendements marginaux deviennent nuls et la production se stabilise à la limite de l’exploitations soutenable. Dans un système économique fossile, c’est la production elle-même qui doit tendre vers zéro.
Dès le milieu du XIXe s., Johne Stuart Mill (1894) propose une critique de la croissance économique très élaborée associée à une vision politiquement progressiste et redistributive (à la différence du conservatisme d’un Malthus).
Le débat sur l’épuisement se déplace de la question géologique vers l’estimation de la consommation future : faut-il faire l’hypothèse d’une croissance géométrique (fondée sur la notion fondamentale d’effet rebond élaborée par Jevons) ou bien simplement arithmétique ?
Nombreux sont les auteurs au tournant des XIXe s. (1881, 1884, 1885, 1921) à proposer une réforme de l’analyse économique et de l’économie elle-même fondée sur l’étude de l’énergie. Ces auteurs partagent une vision très critique d’une économie politique qui se contente d’étudier la valeur monétaire des choses. Ces auteurs soulignent également la divergence d’une richesse financière croissante et la vérité de la dissipation énergétique.
Après les échecs révolutionnaires de 1848, dans le mouvement ouvrier, au sein des syndicats et chez les socialistes, la majorité se rallie au monde industriel et au machinisme. La contestation des machines est disqualifiée comme archaïque et vouée à l’échec par Marx et ses successeurs, ouvrant la voie au productivisme socialiste que l’URSS incarnera au XXe s.
C’est donc dans la seconde moitié du XIXe s. que le « progrès » s’impose en tant qu’idéologie centrale de l’Occident industriel. Au début du XXe siècle, une grande partie du socialisme européen et même de l’anarchiste est ralliée à l’industrialisme.
C’est dans le contexte d’une stabilisation de l’ordre industriel au Nord et de l’incorporation des économies du Sud à l’économie-monde que les critiques et les oppositions se déplacent et se renouvellent.
Si en Europe, du fait du recours aux énergies fossiles, les tensions sociales et écologiques autour des forêts s’atténuent, c’est au prix de la déforestation accélérée des zones tropicales depuis 1850 ou de leur transformation en forêts monospécifiques d’eucalyptus (papier), hévéas (caouchouc) ou de palmier à huile que les résistances des populations locales émergent.
La fin du XIXe s. et le début du XXe s. marquent l’affirmation et le renouvellement de la critique de l’agir anthropocénique dont on distinguera trois pôles distincts.
Le premier pôle « conservationniste » relève de la « cité industrielle » analysée par Boltanski et Thévenot en ce qu’il se réclame de l’efficacité de la science et promet d’améliorer la domination industrielle sur la nature par un surcroît de logique industrielle. On peut y ranger la « foresterie scientifique », la politique du Président Théodore Roosevelt, ou encore l’hygiénisme urbain. Á l’intérieur de ce pôle, les logiques extractives sont dénoncées comme non soutenables et la question de la finitude de la planète est nettement posée.
Un deuxième pôle qualifié de « réservationniste » défend quant à lui la nature non pour des raisons utilitaires, mais sur un fondement moral et esthétique. Il s’agit de protéger une nature originelle vierge de toute interférence humaine.
Un troisième pôle, que certains historiens ont appelé le « back to nature socialism », correspond à une critique plus globale du capitalisme et de l’industrialisme, mêlant constats environnementaux et sanitaires, revendications sociales et critique culturelle.
Tous furent victimes des penchants modernistes de la gauche (et de l’historiographie) durant le XXe s. qui les firent tomber dans l’oubli.
En 1925, Stuart Chase publie The Tragedy of Waste (1925), un virulent pamphlet contre l’obsolescence programmée, la multiplication des produits de mauvaise qualité obligeant à la consommation répétée. Force est de constater l’ancienneté des critiques, mais aussi leur impuissance à dévier les trajectoires historiques.
En France, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau illustrent l’émergence, au sein du mouvement personnaliste, d’une critique à la fois sociale, environnementale et morale de la modernité industrielle. Dès leur projet de manifeste personnaliste de 1935, ils renvoient dos à dos les trois types de régimes que se dispute le monde (capitalisme, fascisme, communisme) dénoncés dans le primat qu’ils donnent à la technique, à la concentration et à la prolétarisation de l’homme dans toutes les dimensions de sa vie y compris politique et spirituelle.
Le personnalisme, ou personnalisme communautaire, est un courant d’idées spiritualiste fondé par Emmanuel Mounier autour de la revue Esprit et selon le fondateur, recherchant une troisième voie humaniste entre le capitalisme libéral, le marxisme et l’anarchisme.
Avec la seconde guerre mondiale puis la guerre froide une attention politique nouvelle se fait jour à ‘endroit des matériaux stratégique et leurs stocks limités.
L’idée qu’un « totalitarisme de la technique » traverse les régimes communistes et fascistes ainsi que les démocraties libérales est défendue dans l’entre-deux guerre par Georges Orwel, George Bernanos, Aldous Huxley, puis par les troskistes Cornelius Castoriadis et Claude Lefort. Elle sera popularisée par le succès de L’homme unidimensionnel d’Herbert Markuse (1968), puis de La Convivialité d’Ivan Illich (1973).
En 1972 le Rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance lance l’alerte sur l’effondrement de la civilisation industrielle au XXIe s. du fait de la pollution, du manque de ressources et de la surpopulation (Maedows et al. 1972).
Ce qui est menacé par la mobilisation de la nature, ce n’est pas seulement l’environnement, mais la possibilité d’une liberté humaine, le monde comme espace du politique, comme lieu de souci et de parole. Ces critiques philosophiques et culturelles d’une civilisation technicienne devenue incontrôlable entrent en résonnance avec les alertes environnementales formulées au même moment par de grands scientifiques. Le fameux ouvrage Silenz Spring de Rachel Carson sort en1962.
Se joue à chaque fois une véritable guerre culturelle entre modernisateurs et populations perçues comme attardées. Au Sud, les décennies de l’après-guerre voient se développer d’importants mouvements socio-environnementaux : communautés Sarawak en Malaisie, mouvement Chiko et Narmada en Indes, association AGAPAN et opposition des collecteurs amazoniens, emmenés par Ciko Mendes, désobéissance civile en Thaïlande. Chaque fois cet « environnementalisme des pauvres » fait face à des gouvernements développementalistes et aux intérêts économiques associés.
Les années de l’après-guerre voient l’affirmation de la question environnementale dans les arènes internationales.
L’aube des années 50 deux naturalistes, dont Henri F. Osborne, dénoncent la surexploitation de la terre. En 1948, dans le contexte de l’immédiat après-guerre, Henri Fairfield Osborn, fait paraître un essai demeuré célèbre, La planète au pillage (1948) qui a un immense retentissement. Ils dénoncent la surexploitation de la terre et invitent à cesser le combat contre la nature.
Mais ces positions sont incompatibles avec la lutte engagée contre le bloc communiste.
Face au rapport Limites to Growth au Club de Rome et aux travaux des premiers économistes décroissatistes, une partie des dirigeants économiques et politiques de la planète écarte, dans les années 1970, l’idée de limite à la croissance en arguant que l’innovation technologique trouverait sous peu les solutions techniques à ces problèmes.
En 1972 Appolo 17 révèle une première image globale de la terre.
En 1979 le discours de Jimmy Carter sur les limites de l’accumulation est en phase avec le début du réveil écologique et les milliers de procès écologiques antérieurs.
Les riverains se mobilisaient déjà contre les pollutions des industries. Les alertes n’ont jamais cessé.
Aujourd’hui encore l’idéologie de l’Anthropocène s’incarne dans le Club Bilderberg.
En 2019, un panel de personnalités et dirigeants européens et nord-américains se sont retrouvés sur trois jours en Suisse à Montreux. Au menu de cette 67ème réunion de Bilderberg, tenue secrète jusqu’au dernier moment : des discussions informelles sur des défis politiques et sociétaux.
Environ 130 personnes de 23 pays ont confirmé leur participation à l’édition de cette année 2019.
Parmi les participants figurent notamment le ministre français de l’économie Bruno Le Maire, le Premier Ministre des Pays-Bas, la ministre allemande de la Défense. Côté suisse, le patron de Credit Suisse, le président de Tamedia et le président de la Confédération Ueli Maurer ont été annoncés. Le Département fédéral des finances a confirmé sa venue. Il sera présent les trois jours.
La conférence réunit des dirigeants politiques, mais aussi des experts de l’industrie, de la finance, du monde universitaire, du travail et des médias. Environ deux tiers des invités viennent d’Europe et un tiers d’Amérique du Nord.
C’est la première fois que la rencontre se tient en Suisse romande. St-Moritz (GR) l’avait accueillie en 2011.
Particularité, elle a un caractère «privé et confidentiel ». Les participants y prennent part en tant qu’individu plutôt qu’à titre officiel, et ne sont pas liés par les conventions de leur fonction. Ils peuvent prendre le temps d’écouter, de s’interroger, note le communiqué de presse. Aucune résolution n’est votée, aucune déclaration de principe publiée.
La réunion offre une opportunité de débattre dans un cadre à taille humaine, en dehors des « contraintes classiques de la diplomatie», explique André Kudelski, seul membre suisse du comité d’organisation, dans une interview au journal «24 heures». Les participants peuvent faire état des discussions qu’ils ont entendues mais ils s’engagent à ne pas attribuer telle idée à telle personne, garantissant la confidentialité.
Pour André Kudelski, il ne s’agit pas d’un club de puissants, ni d’une organisation supranationale privée. «Ces critiques relèvent d’un pur fantasme complotiste. La conférence est d’abord un forum de discussion», explique-t-il.
Les organisateurs ont prévu onze thèmes de discussions fort différents comme : Quel avenir pour l’Europe ?, le Brexit, les changements climatiques, l’éthique de l’intelligence artificielle, les réseaux sociaux, la Russie, la Chine ou encore l’avenir du capitalisme. Ils ont débattu de l’état du monde dans le plus grand secret et ces débats ne feront pas l’objet d’un compte-rendu.
Les réunions du Club Bilderberg, souvent méconnues, confortent l’emprise du capitalisme destructeur sur le monde (Estulin 2009). La position de David Rockfeller, l’une des personnalités centrales de ces rencontres, illustre parfaitement le caractère hégémonique et antidémocratique dominant ces rencontres.
« Nous sommes reconnaissants au Washington Post, au New York Times, Time Magazine et d’autres grandes publications dont les directeurs ont assisté à nos réunions et respecté leurs promesses de discrétion depuis presque 40 ans. Il nous aurait été impossible de développer nos plans pour le monde si nous avions été assujettis à l’exposition publique durant toutes ces années. Mais le monde est maintenant plus sophistiqué et préparé à entrer dans un gouvernement mondial. La souveraineté supranationale d’une élite intellectuelle et de banquiers mondiaux est assurément préférable à l’autodétermination nationale pratiquée dans les siècles passés. »
David Rockfeller, l’une des figures centrales du Club Bilderberg. http://www.blogdelazare.com/2017/03/la-vraie-histoire-de-david-rockefeller.html
La Fondation Bill et Melinda Gates illustre cette prédation sur le monde et ses habitants dans tous les domaines de notre civilisation (Astruc 2019).
A titre d’exemple, le schéma ci-dessous tente de synthétiser les liens unissant aujourd’hui ce club très fermé et les diverses institutions qui président à nos destinées.
Organisation des réseaux d’influences : un monde totalement interconnecté pour le pire. https://www.syti.net/Organisations.html.
Lire la suite des réflexions sur la page Descola
ASTRUC L. 2019. L’art de la fausse générosité : la fondation Bill et Melinda Gates, récit d’investigation. Postface de Vandana Shiva. Arles : Actes Sud.
¨BARRAU A. 2019. Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité : face à la catastrophe écologique et sociale. Neuilly-sur-Seine : Michel Lafont.
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DESCOLA P. 2005a. Par-delà nature et culture. Paris : nrf, Gallimard. Bibliothèque des sciences humaines.
DESCOLA P. 2005b. Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard. Essais Folio.
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ESTULIN D. 2009. La véritable histoire des bilderbergers. Loperec : Nouvelle terre.
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LOVELOCK J. 1979/ 1993 La terre est un être vivant : l’hypothèse Gaïa. Paris : Flammarion.
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