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Aux sources d’un destin familial
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L’analyse historique extrêmement documentée proposée par Serge Tcherkezoff dans Tahiti 1768 : jeunes filles en pleurs, la face cachée des premiers contacts et la naissance du mythe occidental permet d’illustrer les malentendus qui peuvent surgir lors des contacts entre témoins européens et acteurs indigènes, chacun des partenaires développant sa propre vision des choses à propos de l’autre sur la base de ses propres préjugés. Dans le cas particulier le mythe de la liberté sexuelle des tahitiennes a induit des ravages dans la pensée occidentale jusqu’à aujourd’hui (Tcherkezoff 2001). Ce cas particulier montre l’extrême difficulté de construire un discours anthropologique cohérent et objectif libéré des présupposés de tous.
Il est une tâche scientifique exigeante et un devoir moral fondamental pour l’anthropologie d’aujourd’hui : dresser un tableau des sociétés traditionnelles d’avant la période des contacts en tentant d’éliminer cette pollution engendrée par la dite « civilisation » occidentale. Nous devons cette réhabilitation, qui doit être sans concession, aux peuples dont nous avons détruit jusqu’au plus profond de l’âme.
Le livre de Tcherkézoff nous invite à cette démarche complexe d’historien et d’anthropologue à propos de Tahiti en nous montrant la voie à suivre, qui se décompose en deux volets complémentaires :
Cette démarche relève du scientifique qui, par définition, devrait tenter de s’affranchir des biais culturels, qu’ils soient européens ou autres. Le tableau de figure 1 permet de saisir l’extrême complexité de cette question qui a généré une très abondante littérature.
Fig. 1. Pour comprendre l’argumentation de Tcherkézoff : une perspective logiciste.
Première tâche, comprendre les sources des malentendus qui se sont instaurés lors des premiers contacts entre Polynésiens et explorateurs européens du Pacifique : Wallis, Bougainville et Cook notamment.
Pour tous les premiers voyageurs Espagnols et Hollandais, animés d’un esprit de conquête et d’un mercantilisme très agressif, les îles polynésiennes rencontrées en chemin servent tout simplement à s’approvisionner. Les préoccupations sont claires : trouver des terres à coloniser, des mines à exploiter, et voir si les indigènes peuvent coopérer ou non, autrement faire parler les fusils et tirer sans sommation.
L’attitude change dans la deuxième moitié du XVIIIe s. avec Samuel Wallis, Louis Antoine de Bougainville et James Cook. Rappelons quelques dates concernant ces premiers voyages :
– Wallis : août 1766-mai 1768 (Tahiti : mi juin à fin juillet 1767)
– Bougainville : novembre 1766-mars 1769 (Tahiti : 6 au15 avril 1768)
– Cook (1er voyage) : août 1768- juillet 1771 (Tahiti : mi avril.- mi-juillet 1769)
– Cook (2ème voyage : juillet 1772-juillet 1775 (Tahiti, deux séjours : août 1773 et avril 1774)
– Bligh : expédition de la Bounty en direction de Tahiti : 1787 et révolte de l’équipage au retour, en avril 1789.
Les contacts de Bougainville commencent le 4 avril et se terminent le 15 avril, soit seulement 11 jours (Bougainville 1970). Les Tahitiens veulent forcer les Français à prendre sexuellement les filles présentées. Les femmes sont amenées à bord des vaisseaux de Bougainville de façon cérémonielle sur des pirogues de chefs. Les hommes tahitiens adressent aux Français des gestes évoquant l’accouplement. Des feuilles de bananiers sont brandies. Les très jeunes filles amenées sur le pont se dévêtent de leur vêtement de tapa (tissu d’écorce battue) et adressent aux Français des gestes non équivoques. Des scènes de ce type se répètent à terre et finissent par concerner l’ensemble de l’équipage. Cook est sujet aux mêmes manœuvres.
Le capitaine Cook accueille des Tahitiens à bord de son vaisseau la Resolution lors de son second voyage en 1773.
En cette fin du XVIIIe s. le modèle du naturalisme est devenu la référence des explorateurs. Pour les savants et les philosophes de l’époque de Buffon, le genre humain est une création unitaire, divine, caractérisée par le fait d’avoir reçu une âme, en cela distincte de toutes les créations qui donnèrent les animaux.
Une gradation très nette distingue néanmoins l’homme « sauvage » de l’homme « policé », avec tous les degrés qui vont de la sauvagerie bordant l’animalité jusqu’à la civilisation accomplie. Le modèle naturaliste comporte à la fois la vision naïve d’un état de nature à l’image du Jardin d’Eden et l’habitude de classer les peuples selon leurs aspects physiques (couleur de la peau notamment) et le « tempérament ». On considère que la race blanche est la seule « naturelle ». Les peaux « basanées » ou « noires », quant à elles, sont le résultat d’une dégénérescence par suite d’influences « climatiques ».
Les explorateurs croient retrouver à Tahiti l’état primitif de nature avec des insulaires au teint clair, dont les femmes pratiquent librement l’amour.
Dans la deuxième moitié du XVIIIes. ces premiers contacts ont été en Europe à l’origine d’une abondante littérature.
-1769 : Post-criptum de Philibert Commerson, première description des mœurs tahitiennes dans la presse parisienne. Sur le chemin du retour, Commerson, un médecin-naturaliste de l’expédition, diffuse pour la première fois les découvertes de Bougainville aux notables de l’île de France (île Maurice). Sa description de la Nouvelle Cythère paraîtra dans le Mercure de France.
– 1771 (mars-avril) : publication à Paris du Voyage autour du monde de Bougainville.
– 1771 (août-septembre) : publication d’un Journal anonyme relatant le premier voyage de Cook.
– 1772 : en début d’année : publication à Londres de la traduction anglaise (par Forster père) du Voyage de Bougainville. Peu après, nouvelle édition française du Voyage de Bougainville comprenant en supplément la traduction française du Journal anonyme de 1771 relatant le voyage de Cook.
– 1773 : publication anglaise officielle (en style remanié) par Hawkesworth, des voyages de Wallis et de Cook (le premier voyage), d’après les journaux de bord remis au littérateur.
– 1773 : publication du journal de Parkinson relatant le premier voyage de Cook, livre retiré, puis republié en 1784.
– 1774-75 : premières publications dans les capitales européennes de ce qui deviendra une série de pamphlets et de poèmes satiriques sur les coutumes tahitiennes valorisant l’amour libre.
Le récit des voyageurs, fondé sur leurs méprises, a produit une vision qui est déjà devenue en 1775 un mythe capable d’alimenter une certaine littérature populaire. Aux méprises survenues lors des premiers contacts se mêlent de nombreuses références à l’Antiquité. Tahiti est qualifiée de Nouvelle Cythère ; les premières filles présentées sur le bateau deviennent Vénus et Hélène. C’est également un engouement pour la découverte de « naturels » qui offriraient une image préservée de l’humanité telle qu’elle fut à l’époque où la nature fut créée par l’être divin.
En 1775, Voltaire s’empare du mythe et contribue à sa renommée. A Tahiti la seule religion est l’amour, un amour libre et, qui plus est, souvent exécuté en public. Il réduit donc le service divin tahitien à un culte rendu à Eros, considéré comme la plus ancienne religion de la terre.
Réception de Cook lors de son troisième voyage. Récit anonyme du troisième voyage, 1781. Le cliché des danses lascives de la Nouvelle Cythère est désormais installé (Tcherkézoff 2010, p. 519).
Depuis 1595 et avec tous les voyages ultérieurs dans le Pacifique, les voyageurs européens avaient élaboré petit à petit une opposition massive entre les peuples à peau « noire » habitant les îles occidentales et les peuples à peau « claire » habitant les îles orientales. L’appellation « Polynésie » (1756) se révèle inséparable d’une autre invention occidentale : l’opposition entre « Polynésiens » et « Mélanésiens », entre habitants des îles nombreuses et « insulaires noirs ». Dans cette gradation l’Australie de Dampier (1688) occupe la pire position à l’extrême point de la variation vers le noir et la sauvagerie.
A l’époque ce contraste trouve écho dans l’opposition entre les noirs africains justes bons à être réduits en esclavage et les fiers Indiens du Nouveau monde déjà policés.
George Cuvier amorce le tournant « zoologique » que prirent les observations sur l’homme dans les voyages d’exploration, dès les premières expéditions des années 1800-1810, et bien entendu dans les voyages de Dumont d’Urville, le premier (1826-1829) comme le second (1837-1840).
Les races ne sont plus des transformations climatiques en transition, mais, pour un certain nombre de savants, des entités fixes et surtout incomparables.
Le thème du Mauvais Sauvage en opposition au Bon Sauvage fait son apparition en France dès le récit de La Pérouse publié en 1797 et triomphe au XIXe siècle et ce jusque dans les années 1920.
L’apogée de ces théories racistes aux conséquences dramatiques se situe dans la période 1830-1870. Les auteurs qui inventent les oppositions Polynésie/Micronésie/Mélanésie en 1831-32, dans leurs exposés à la Société de géographie en font déjà partie. Il s’agit de Domeny de Rienzi et de Dumont d’Urville qui dresse une carte de la Polynésie et affirme que l’Océanie ne comporte que deux races, les Mélanésiens et les Polynésiens.
La Polynésie reçoit une définition à partir des préjugés européens : 1. Licence sexuelle et copulations pendant les danses. 2. Tatouages 3. Tabou initiant des prohibitions sacrées, selon le modèle zoologique répartissant le vivant en classes étanches.
Parmi les nombreux volumes annexes publiés à la suite du second voyage de Dumont Durville (1837-1840) une Anthropologie rédigée par Émile Blanchard, polygéniste convaincu, paraît en 1854. Selon ce dernier, il faut étudier les différences entre les diverses variétés des hommes ; celles-ci sont aussi fortes qu’entre les diverses espèces animales ou végétales, et leur raison d’être n’est pas l’environnement. Après quatre-vingt ans d’admiration, les Tahitiens retombent d’un cran. Ils entrent dans cette nouvelle étiquette du « grand enfant » dont on ne peut espérer grand-chose.
Ce nouveau point de vue n’affecte pas la robustesse du mythe de la Nouvelle Cythère qui s’insère progressivement dans l’inconscient collectif occidental.
Les malentendus initiés par les voyages du XVIIIe s. auront des prolongements tardifs dans les milieux universitaires.
Aux Etats Unis se développe dans les années 1920-1930 une avant-garde libertaire. La critique du puritanisme missionnaire fait repasser le Polynésien du côté du Bon Sauvage. On recommence à célébrer les peuples qui auraient su conserver une approche « naturelle » de la sexualité. Cette avant-garde trouve évidemment son bonheur chez l’ethnographe américain Handy qui publie sur les Marquises (1923), chez l’ethnographe anglais Bronislaw Malinowski qui publie sur la sexualité aux îles Tobriand (1927, 1929) et chez Margaret Mead qui prétend décrire l’adolescence à Samoa (1928) (Mead 1963 ; Tcherkezoff 2010).
1928 signale la première œuvre universitaire qui donna une autorité scientifique au mythe littéraire et philosophique de la « liberté sexuelle » polynésienne. Il s’agit de l’ouvrage américain de Margaret Mead Adolescence aux îles Samoa, qui eu immédiatement un succès retentissant. Personne ne s’interrogea pourtant sur les conditions de l’enquête qui se réduisait à quelques conversations, et sur le fait que l’auteure était arrivée à Samoa en étant déjà persuadée d’y trouver une Polynésie de l’amour libre.
On retrouve dans la littérature savante actuelle des assertions non référencées et des généralisations abusives qui renvoient aux mêmes préjugés. Trois exemples chez des auteurs considérés comme sérieux :
Irving Goldman 1970 : « En Polynésie, où la liberté sexuelle pré-maritale était partout établie, un culte de fertilité agricole se construit sur le thème habituel de la licence sexuelle. »
Ian Campbell 1989 : « Si la prostitution n’était pas une institution locale, l’hospitalité sexuelle l’était bel et bien. »
Henri J. M. Claessen 1985 : « Tous les visiteurs du XVIIIe s. ont relevé la tolérance manifestée par les hommes pour la liberté sexuelle exercée par les femmes et les filles. »
Les mêmes lieux communs se retrouvent, je pense, au niveau d’une certaine pensée littéraire et artistique. Point non évoqué par Tcherkézoff, on n’est pas surpris de trouver par exemple chez De Estienne (1953), qui écrit sur Gauguin, une analyse dont il est difficile de savoir si elle reflète les idées du peintre ou celle de l’auteur et qui illustre parfaitement le mythe de la Nouvelle Cythère :
« Et l’histoire du premier séjour de Paul Gauguin à Tahiti suit fidèlement cette courbe qui va du premier contact (1891) – au débarquement – avec une vision très banale de Papete, à ce contact très profond que Gauguin trouve enfin, en s’éloignant de la minuscule capitale, auprès de son épouse indigène. Son Ève tahitienne, Téhoura. « La jouissance de la vie libre, animale et humaine » est telle qu’il s’imagine avoir « échappé au factice » et entrer dans la nature », dans ce rajeunissement, dans cette nouvelle genèse de son corps et de son esprit, il croit retrouver la loi et les rythmes de la genèse du monde et parler la langue de l’Eden. » (De Estienne 1953)
Le mythe des belles vahinés se retrouve jusqu’à nos jours dans la culture populaire, nous pensons à certains films hollywoodiens comme Mutiny of the Bounty (1962) avec Marlon Brando et Tarika, aux affiches vantant les attraits touristiques de l’île, aux écoles de danses, etc. Par un curieux retour certains aspects du mythe font désormais partie de l’imaginaire insulaire lui-même.
Le 6 avril 1768, les Français découvrirent Tahiti et inventèrent une Nouvelle Cythère après avoir vu sortir de l’eau et monter à bord une jeune fille, aussitôt surnommée « Vénus ». Le 31 décembre 1997, la même scène fut jouée sur le petit écran, nous dit Tcherkézoff, avec une Miss Tahiti sortant d’une coquille mêlant imaginaire tahitien et référence à la peinture de Boticelli. Après deux siècles d’illusions, la vision française de la Vénus-vahiné tahitienne éduquée dans l’art de la danse « lascive » est restée inchangée.
A aucun moment les Français ne se sont interrogés sur ce que leur présence pouvait présenter d’unique et de radicalement nouveau pour les Tahitiens. Leur regard universaliste sur le genre humain à la manière du XVIIIe s. leur fit imputer le même regard aux insulaires : les nouveaux venus étaient des hommes en voyage, seuls leurs objets étaient étonnants. Au fil du temps la généralisation a totalement perdu la notion de critique des sources.
Le premier bilan du dossier occidental est du à James Morrisson, un des mutins de la Bounty, qui passa deux ans à Tahiti (1789-1791) avant d’être jeté en prison où il écrivit ses mémoires. Il est le seul observateur de la société tahitienne du XVIIIe s. qui ne soit plus un voyageur de passage mais un résident parlant la langue des insulaires. Il donne une vision de la société tahitienne plus réaliste que celle retenue par le mythe.
Selon ce dernier, la licence n’est le fait que de femmes de haut rang qui entretiennent parfois une relation avec plusieurs hommes. L’exposition des parties sexuelles est évitée en temps normal pour les deux sexes. Cette exposition dans la danse est donc de caractère exceptionnel et vraisemblablement de caractère rituel. Ces filles ne sont plus admises à ces danses une fois qu’elles fréquemment un homme.
Les Européens d’alors ont mesuré le statut social des femmes polynésiennes simplement et uniquement à l’aune de la liberté que ces femmes semblaient avoir… de s’offrir sexuellement aux Européens et aux marins qui, il faut le dire, n’avaient plus vu une femme depuis leur entrée dans le Pacifique.
En réalité, les filles étaient amenées par des adultes, présentées, habillées de tapa (un vêtement réservé au cadre cérémoniel), puis déshabillées. Les adultes faisaient cercle et tenaient une branche de bananier. Ce seul dernier fait suffit à imposer la certitude que le cadre était formel et qu’il ne s’agissait pas de plaisir sexuel. On note que les filles faisaient des façons avant d’en venir au fait et surtout que la fille pleurait une fois l’opération finie, une situation qui donne à penser que l’acte sexuel proposé aux visiteurs impliquait une défloration.
En réalité ces femmes, qui étaient plus exactement de très jeunes filles, agissaient sur ordre des chefs et s’approchaient « en service commandé » des voyageurs pour tenter de circonvenir des êtres considérés comme des envoyés d’un monde différent. Elles étaient vierges et leurs aînés voulaient qu’elles tombent enceintes au contact des nouveaux venus, afin que soient captés les nouveaux pouvoirs que les dieux semblaient avoir envoyés.
Les mêmes scènes s’étendirent à l’ensemble de l’île et concernèrent toutes les catégories des équipages. Il y eut pourtant une évolution qui fit passer très rapidement de la présentation rituelle de jeunes filles au commerce sexuel en vue d’obtenir des biens matériels européens. Des comparaisons confirment la virginité des filles offertes (Samoa et Tonga) et la terreur exprimée par les jeunes filles en pleurs (Nouvelle Zélande et Marquises).
Les pleurs des filles sont attestés clairement. Leur position de victime ne fait aucun doute : elles étaient tenues par un vieillard pendant que le sacrifice était consommé. C’est ainsi que se passaient, selon les descriptions postérieures pour les années 1840-1860, les mariages de jeunes filles obligatoirement vierges, offertes à un grand chef.
L’apparente offrande sexuelle fut une présentation de jeunes filles vierges. Le visage de ces filles n’exprimait pas le plaisir sexuel – comme on peut s’en douter, à la fois parce qu’il s’agissait d’un premier rapport sexuel et parce que ces filles se voyaient livrées à des esprits ou surhommes terrifiants.
De respectables vieillards conduisaient par la main des jeunes filles et venaient les leur présenter comme le signe le plus assuré et le témoignage le plus sacré de l’hospitalité qu’ils accordaient aux visiteurs.
Le dimanche 14 mai 1769 Cook ordonne qu’une messe soit célébrée à terre, dans le fortin construit par les Anglais à la pointe Vénus. Après cette réunion, les Tahitiens installent à l’entrée du fortin un jeune homme et une jeune fille, leur demandant de s’accoupler. La fillette et le jeune homme sont terrifiés et sont incapables de s’exécuter.
Que les deux partenaires aient été terrifiés semble logique, à cause du lieu où Oberea, une femme de haut rang, les avait placés : à l’entrée du campement de Cook qui était considéré par les Tahitiens comme un temple (marae) installé par ces représentants des dieux. Ni Cook ni, bien entendu, Hawkesworth, ne commentent ce fait pourtant crucial.
Retenons que, sur la place publique, en présence de la « reine » et d’autres vieilles femmes, un jeune homme qui était vraisemblablement un fils de chef, était chargé non pas de partager son plaisir amoureux avec une de ses amies, mais de déflorer une très jeune fille selon un cérémonial décidé à l’avance. L’âge que de la fillette paraissait avoir ne laisse aucun doute sur sa virginité. Les Anglais interprétèrent la scène comme la preuve que les Tahitiens pouvaient s’accoupler en public. En réalité il s’agissait probablement d’une mise en scène à l’attention des Anglais afin de leur monter ce qu’on attendait d’eux quand on leur présentait de jeunes vierges.
La danse féminine dénudée faisait partie d’un ensemble rituel dont la clé n’était pas le désir sexuel, mais le rôle des tissus féminins (tapa et nattes) portés par des jeunes filles. Le mouvement des hanches jouait le rôle d’un tambour dans un orchestre ; il donnait le rythme, sans figurer une activité humaine quelconque, sexuelle ou autre.
Dénuder le haut ou enlever certaines couches de tapa était employé pour faire contraste avec un supérieur qui était vêtu ou qui portait encore plus de couches de tapa. Or dans les cieux, les dieux étaient vêtus de tapa et de nattes fines.
Se dévêtir du bas, en règle générale et pour les deux sexes, doit être compris comme un geste provocateur et compétitif. Pour les jeunes filles spécifiquement, une certaine forme de mise à nu du bas du corps peut renvoyer à une signification différente ou complémentaire, quand elle accompagne un don de tissu sacré.
Ce dualisme corporel était lui-même une partie du grand dualisme cosmologique trans-polynésien entre le Ciel et la Terre, entre la Lumière et Obscurité primordiale (quand Ciel et Terre étaient collés l’un à l’autre) entre la vie humaine sous le regard des dieux et la mort en compagnie des esprits.
Les mouvements de hanches, même quand les danseuses se déshabillaient, n’avaient pas pour fonction première de susciter le désir sexuel chez les spectateurs et les danseuses. Il s’agissait d’une mise en scène codifiée renvoyant à la hiérarchie du monde cosmologique.
On retrouve des comportements identiques à Samoa. Les danses qui comprenaient des épisodes où des femmes se dénudaient étaient fréquentes. La mise à nu apparaît comme un geste codifié, exécuté dans la finale, souvent (toujours ?) réservé à de très jeunes filles, et dans ce cas avec un jeu d’enveloppement et de dévoilement qui utilise le tissu cérémoniel (tapa).
On est loin de la promiscuité sexuelle valorisée et débordante que Mead et tant d’autres imputaient aux danses nocturnes samoannes, sans les avoir vues, mais en se fondant sur la littérature du XIXe s., laquelle appliquait à Samoa ce qu’on croyait être une vérité établie pour Tahiti.
S’il était nécessaire que ces gestes fussent mimés par des jeunes filles qui ne fréquentaient pas encore un homme, c’est précisément qu’il s’agissait d’une sorte de fécondation qui ne passait pas par l’amour charnel car elle était l’œuvre des dieux-ancêtres. En réalité, la présentation de certaines danses où les danseuses (parfois avec des danseurs) étaient dénudées à certains moments, notamment en fin de représentation, relève du même type d’explication que la présentation de jeunes filles nues aux voyageurs français.
Une représentation de danse tahitienne. L’aspect rythmique et stéréotypé est parfaitement souligné (Archives).
A Tahiti, les Aioi formaient une société religieuse secrète et étaient considérés comme les images ambulantes des dieux sur la terre. Ils fréquentaient des jeunes femmes pour des unions temporaires. Celles-ci fabriquaient pour eux des tapa.
Les Arioi représentaient le côté fécondant et diurne du dieu (de la guerre) Oro, et non sa face obscure. On doit penser que cette copulation « de jour » renvoyait à l’idée d’une fécondation sacrée. Les enfants nés de ses unions étaient souvent sacrifiés comme offrandes aux dieux. Il convient d’interpréter les rencontres sexuelles dans le contexte Arioi de la même façon que les rencontres sexuelles organisées par les Tahitiens pour les premiers arrivants européens.
Les tapa, ces tissus d’écorces richement décorés, étaient les tissus sacrés par excellence. Ils avaient le pouvoir de rendre le sacré présent et efficace par le fait même d’envelopper un objet (pierre, idole sculptée ou non) ou une personne, vivante ou morte.
– Le tapa est offert par les jeunes filles à un supérieur ou un dieu en signe de soumission. Il peut être étalé sur le sol pour accueillir la jeune femme qui offre son corps.
– Le tapa offert par un homme, qui le porte enroulé et qui le déroule pour le donner, témoigne de l’humilité devant un hôte que l’on traite comme un supérieur (dieu, représentant des dieux, chefs étrangers, etc.).
– Le tapa est utilisé pour envelopper symboliquement l’âme d’un parent mort, quand on ne dispose pas du corps de celui-ci (morts à la guerre ou disparus en mer).
– Le tapa intervient dans le rite de la compensation payée pour un meurtre. Le clan du meurtrier se présentait devant le clan de la victime. Chacun des membres du groupe avait pris soin de se recouvrir entièrement d’un tapa. L’expression employée « le prix de la vie» s’applique aussi à la jeune femme vierge donnée à un groupe vainqueur par un groupe qui se voit au bord de la défaite.
– Le tapa pouvait servir à envelopper des effigies de dieux.
– Le tapa pouvait être le siège du dieu. On étendait un tissu à terre pour que le dieu vienne s’y asseoir. Alors on pouvait communiquer avec lui.
– Les tapa disposés à terre pouvaient accueillir des danses.
– Des tapa ainsi que des offrandes de nourritures peuvent être offerts à l’occasion de l’intronisation d’un chef auprès d’un marae, intronisation accompagnée de sacrifices humains. A cette occasion le roi se tient assis la bouche ouverte pour permettre à l’âme des sacrifiés de pénétrer son âme afin qu’il en soit fortifié ou qu’il en reçoive plus de force et de jugement.
En haut : un marae restauré dédié au dieu de la guerre Oro (photo et image).
En bas : James Cook (à droite) assiste le 2 septembre 1777, lors de son troisième voyage à Tahiti, à Otaheite, à une cérémonie impliquant la mise à mort d’un homme de basse condition. L’estrade protégée par un rideau, à droite de l’image, en arrière de la table à offrandes, est un tupapa’u. En arrière-plan le marae avec ses dépôts de crâne et poteaux de bois sculptés. Deux individus creusent la fosse où sera enterrée la victime. En arrière-plan la marae sur lequel sont disposés une série de crânes et plusieurs corps enveloppés de tissus (D’après gravure d’auteur inconnu dans l’édition de 1815 des voyages de Cook, Wikipedia).
L’analyse proposée par Tcherkézoff permet de retrouver et de décrire tout un pan des relations complexes qui reliaient, avant l’arrivée des Européens, les Tahitiens à leurs chefs et à leurs dieux.
Dans ce contexte les premiers contacts ont généré des malentendus fondamentaux qui ont affecté aussi bien les Tahitiens que les Européens. Personne ne s’est compris, une leçon à méditer pour tout anthropologue qui se donne pour tâche de connaître l’autre.
L’absence d’une catégorie unique de la femme, signale les deux niveaux de relations : la sexualité entre femmes et hommes, la reproduction entre femmes et dieux.
Il faut éviter de confondre le contexte d’un culte de la fécondité et celui d’un culte de la jouissance au sens profane et occidental contemporain. Ensuite seulement, on peut noter la différence profonde : L’Antiquité, à laquelle les explorateurs se référaient, glorifiait la sacralité fécondante du sexe masculin. La Polynésie glorifiait la sacralité de la fécondation au moyen du corps dénudé de la fille qui n’a pas encore enfanté (un corps qui devait certes, recevoir la visite des dieux mâles).
En Polynésie, la sexualité de l’être humain est venue se loger dans le niveau où s’exerce la supériorité masculine, selon la logique de la domination, à l’écart du niveau de la conception et de l’enfantement où s’exerce la supériorité féminine selon la logique de l’englobement.
Le culte impliquant des offrandes se retrouve dans toutes les sociétés polynésiennes observées avec quelques détails à la fin du XVIIIe s. et pendant le XIXe s. Nous trouvons à ce niveau :
D’une certaine manière, la barrière entre l’humain et le divin était inexistante. Les plus grands chefs étaient déjà une manifestation du divin parmi les hommes, on espérait avoir un enfant de ces derniers. Le nouveau-né était adopté et permettait à la famille qui avait sacrifié une de ses filles de se rapprocher du divin (fig. 2).
A Tahiti, une équivalence s’est imposée entre les Européens et les Arioi, du moins ceux des hauts grades. Les Français et les anglais furent pris pour des représentants du monde divin, même s’ils étaient d’un genre nouveau. Une stratégie existait alors : elle a donc pu être convoquée. Elle concerne le produit extraordinaire que peut donner la fécondation d’une vierge.
Fig. 2. Une structure idéologique pré-contacts rétablie grâce à l’enquête historique et anthropologique. Opposition entre les notions de reproduction et de sexualité expliquant l’attitude des Tahitiens face aux premiers Européens. Jeune fille enveloppée de tapa : dessin de Sydney Parkinson (premier voyage de Cook).
DE ESTIENNE, C. 1953. Gauguin. Genève : Skira (Le goût de notre temps),