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Aux sources d’un destin familial
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L’ethnologie des sociétés traditionnelles aura de plus en plus fréquemment à recourir à des témoignages historiques, c’est-à-dire à des documents indirects, au fur et à mesure des progrès d’une mondialisation qui gomme à jamais les ultimes vestiges des cultures non industrielles. Il convient donc de consolider les fondements épistémologiques des démarches utilisant ce type d’information, approches qui relèvent autant de l’ethnographie que de l’anthropologie générale ou de l’histoire.
Guille-Escuret s’est trouvé confronté à ce genre de situation dans ses études sur le cannibalisme. Il nous livre dans le chapitre 5 – épistémologie du témoignage – de son livre Les mangeurs d’autres les clés de sa démarche. Nous ne retiendrons ici de cet essai, qui analyse les rapports de notre civilisation aux pratiques cannibales, que cet aspect.
Comme à l’accoutumée ce texte est de lecture difficile et nécessite « traduction » afin d’en extraire les points essentiels. Nous avons donc tenté de retranscrire et de réordonner un certain nombre de citations tirées de ce chapitre afin de pouvoir en extraire les lignes de force essentielles. Je juge cette problématique absolument fondamentale car elle constitue les fondements de l’analyse des témoignages historiques portant sur les sociétés traditionnelles.
J’ai tenté, dans cet exercice, de m’affranchir des exemples concrets qui forment la trame du texte original. Les propositions présentées sous des formes mettant en avant leurs caractères de généralité sont donc le fait de ma propre rédaction. Il en va de même pour le regroupement par thèmes. Les références aux pages du livre permettent de retrouver les réflexions originales d’une grande richesse qui sont à l’origine de cet exercice.
J’illustre ce texte des figures du livre d’Hans Staden (1557/2005), citoyen de Hambourg fait prisonnier par les Indiens Tupinamba du Brésil, dont le récit illustré paru en 1557 constitue un véritable document ethnologique, le plus ancien que nous possédons sur l’Amérique du Sud. La dernière partie peut être considérée comme le fruit de l’humanisme curieux des hommes de la Renaissance ; elle apparaît alors comme une modernité du XVIe siècle et a conservé une valeur documentaire unique. Ce témoignage iconographique mériterait une grille d’analyse équivalente à celle proposée par Guille-Escuret pour les témoignages écrits (fig. 1, 2, 4 et 5).
Fig. 1. Tupinamba. La guerre entre tribus : attaque d’un village fortifié (Staden 1575/2005).
Guille-Escuret part tout d’abord en guerre contre les croyances toutes faites en rappelant quelques principes essentiels de la recherche historique
La recherche historique doit toujours être orientée selon des questions précises permettant de sélectionner, trier et ordonner les témoignages. Ces derniers sont toujours biaisés et nécessitent une évaluation tenant compte du contexte d’élaboration de ces derniers. La recherche historique repose sur des documents qui constituent des corpus s’enrichissant au fur et à mesure des découvertes de la recherche. Il ne peut donc s’agir que de vérités provisoires.
– La finesse d’une analyse d’un fait n’est d’aucune utilité si cette analyse répond à de mauvaises questions (p.191).
– L’information disponible sur les sociétés exotiques anciennes est une information biaisée nécessitant exégèse (p. 143).
– Les témoignages actuellement disponibles sont déformés et altérés par les partis pris épistémologiques des chercheurs (p. 181).
– Contrairement à la croyance qui se donne comme achevée, la science se doit de constamment progresser (p.183).
Fig. 2. Tupinamba. Têtes-trophées exposées sur les pieux de la palissade entourant le village (Staden 1575/2005).
L’anthropologie comparative doit se satisfaire de documents extrêmement hétérogènes qui n’ont pas tous la même valeur.
Le discours de l’historien se fonde à la fois sur le discours d’observateurs considérés comme des témoins des faits retenus et sur celui des acteurs concernés. Ces discours sont issus soit de témoignages directs, soit de témoignages indirects. Ils répondent à des sensibilités propres qui impliquent des démarches de contextualisation de l’information permettant de repérer les biais introduits dans les discours. A ces sources s’ajoutent des témoins iconographiques produits soit par les observateurs soit par les acteurs. Des connexions complexes relient ces trois sources.
Toute recherche comparative, comme c’est le cas pour le cannibalisme, repose donc sur plusieurs types de sources nécessitant des évaluations historiques par rapport des contextes spécifiques.
Fig. 3. Diversité des sources historiques mobilisées par l’ethno-histoire
Par rapport à cette situation les distinctions retenues par Guille Escuret manquent quelque peu de clarté :
– Faits d’enquête orale et faits directement observés n’ont pas le même statut (p. 159).
– La sociologie comparative ne met pas seulement en jeu le couple observateur/observé, mais également le couple observateur/témoignage (p. 175).
– Trois modes d’interprétations coexistent : celui de l’indigène ayant un accès direct aux faits, celui du témoin ayant fréquenté l’indigène et celui de l’anthropologue confronté aux données du témoin (p.181).
Les témoignages n’ont pas tous égale valeur. Il faut être attentif aux faits exceptionnels et aux témoignages de personnes les moins déformées par des a priori. Il faut porter un regard ethnographique à la fois sur la personne observée, sur le témoin et sur l’anthropologue.
Le contextualisation des témoignages commence par une évaluation des informateurs dont les jugements sont déformés par les préjugés de leurs cultures. Les témoignages des intellectuels ne sont pas forcément les meilleurs et il faut se méfier des explorateurs et des voyageurs qui sont souvent des gens pressés qui ne livrent que des informations superficielles. La question de biais introduits par le discours des Missionnaires est mieux connue. Enfin la convergence de témoignages issus de sources distinctes permet d’étayer la réalité d’un fait.
– Pour rétablir la réalité d’un témoignage il convient de travailler également sur sa propre compétence et celle de ses interlocuteurs (p. 182).
– A propos de la qualité des témoignages des missionnaires du XVIèmesiècle : l’interprétation des témoignages commence par une ethnologie des témoins (p. 184-185).
– Les préjugés de l’observateur et le sentiment d’appartenir à une culture supérieure ne peuvent éclairer une tentative de mystification. L’explication doit être plus approfondie (p. 158).
– Les témoignages « étonnants » des gens cultivés sont déformés par leur réflexion intellectuelle (p. 181).
– Une idée de Montaigne : les témoignages de gens peu cultivés sont moins élaborés, mais plus justes que ceux des gens cultivés (p. 181).
– Les récits des explorateurs sont généralement peu informatifs (p. 162).
– Les explorateurs pressés, sans concurrence, ne sont jamais les meilleurs témoins (p. 178).
– Les informateurs ultérieurs sont de meilleurs témoins car il se doivent, soit de confirmer, soit d’infirmer les premières observations (p. 178).
Fig. 4. Tupinamba : cannibalisme (Staden 1575/2005).
– Aucun témoignage n’est parfait car l’observation ne peut épuiser la complexité du réel.
L’étonnement devant un fait inattendu et peu conforme aux présupposés de sa propre culture est un gage de la valeur du témoignage.
L’étonnement devant un fait exotique peu conforme aux attentes de sa propre culture peut être un gage de vérité alors que les préjugés racistes sont à l’origine de biais systémiques relativement facile à débusquer.
– Le critère méthodologique déterminant est l’inattendu (p. 182).
– Un témoignage trouvant son origine dans l’étonnement n’est jamais aussi crédible (p. 152).
– L’attrait de l’exotisme génère de meilleures informations que les préjugés racistes (p. 180).
– La confrontation avec l’exotisme permet de discerner des faits échappant à l’entendement commun (p. 184).
– A propos du cannibalisme des Batak de Sumatra : un témoignage récurent portant sur un fait exceptionnel dans une région est crédible (p. 152/153).
Fig. 5. Tupinamba. Inhumations sur la place du village (Staden 1575/2005).
La qualité d’un témoignage est indépendante de la compréhension que l’on a de l’événement.
Il convient d’essayer de distinguer les faits bruts résultant d’observation de leur interprétation. Cette distinction reste néanmoins parfois délicate quand on sait que toute observation porte déjà une part d’interprétation, ne serait-ce que dans le choix des phénomènes observés.
– A propos du témoignage de Cook sur la Côte du Nord-Ouest : un témoignage portant sur un fait non significatif pour l’observateur, mais significatif dans le contexte de connaissances actuelle est pertinent (p. 155).
– Le témoignage d’une personne ne comprenant pas le sens de ce qu’il observe est crédible (p.146).
– A propos du témoignage des Jésuites sur les Indiens du Brésil : l’écart entre la finesse de la description d’un fait et le bas niveau de compréhension de ce dernier est un gage de la qualité du témoignage (p. 149).
Les témoignages non recevables sont soit des témoignages involontairement biaisés, soit, beaucoup plus rarement, de vraies mystifications.
– Un témoignage faux n’est pas un faux témoignage (p. 161).
– A propos d’Hérodote et de Marco Polo : les sources anciennes sont hétérogènes et peuvent associer des observations d’une qualité irréprochable à des observations fantaisistes dénuées de fondement, celles-ci facilement identifiables. Les difficultés se situent dans les témoignages en position intermédiaire (p. 151).
– A propos de la civilisation grecque : une civilisation n’invente pas n’importe quel phantasme à propos de la vision qu’elle a des peuples étrangers (p. 151).
– Il faut trouver le moyen de séparer les effets pervers de l’imagination de la fabrication volontaire d’un fait illusoire (p. 159).
– Le fait directement observé est vrai ou faux (p. 160).
Les faits involontairement déformés sont relativement faciles à corriger.
Les témoignages involontairement déformés doivent être identifiés sur la base de nouvelles observations des faits ou sur la confrontation avec d’autres informateurs. La progression des connaissances historique permet également de porter un regard critique sur des témoignages anciens.
– Le témoignage parfait est rarissime. Le mensonge absolu est difficile à mettre en œuvre (p. 155).
– L’enquête orale peut se confronter à des faits déformés tant par l’observateur, que par l’informateur, témoin direct ou indirect des faits (p. 159).
– Il est facile de retrouver chez un témoin crédible l’origine d’une erreur d’observation (p. 159).
– La réfutation exige que l’on rejette une pièce brute de l’observation (p. 159).
– Dans un récit détaillé, les passages sommaires peuvent susciter la suspicion (p. 161).
– Les témoignages faux des premiers explorateurs sont vite réparés par les témoignages ultérieurs (p. 163).
– Les faits déformés par des préjugés grossiers sont plus faciles à rétablir (p. 166).
Les vrais faux témoignages sont rares et demandent explication.
– Il faut s’interroger sur les raisons d’un faux témoignage volontaire (p. 156).
– La fraude avérée est une énigme qui nécessite une explication (p. 160).
– Un mensonge historique a toujours une origine identifiable (p. 145).
Les altérations de la structure par l’histoire peuvent éclairer cette structure.
Les modifications d’une structure au cours du temps permettent de dégager des séries d’états qui peuvent permettre d’approfondir les composantes de la structure
– L’évènement peut apporter des renseignement extrêmement utiles (p. 164).
– Les altérations historiques des structures peuvent informer sur ces dernières (p. 174).
Il existe toujours une voie pour recouper les témoignages et s’assurer de leur validité.
Il convient avant tout des d’éliminer les plagiats qui procèdent de la reprise d’informations anciennes. La concordance des témoignages doit provenir de sources étrangères l’un à l’autre pour être recevable. Des concordances affectant des sociétés spatialement disjointes et n’ayant pas eu de contacts entre elles méritent la plus grande attention.
– A propos des témoignages de Thevet (1557), Staden (1557) et Léry (1578) sur les Tupinamba : des témoignages concordants provenant de sources échelonnées historiquement ne sont pas obligatoirement des plagiats (p. 144).
– Des témoignages concordants provenant de sources d’obédiences idéologiques opposées sont probablement justes (p. 144).
– A propos des Tupinamba et des Indiens Caraïbes : des témoignages dissemblables portés sur des sociétés culturellement proches, mais spatialement éloignées, sont probablement crédibles (p. 145).
– Une pratique reconnue dans plusieurs groupes, mais récusée par d’autres a de bonnes chances d’être vraie (p. 190).
GUILLE-ESCURET G. 2012. Les mangeurs d’autres ; civilisation et cannibalisme. Paris : Edition de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.
STADEN H. 2005. Nus féroces et anthropophages. Paris : Métailié pour la traduction française de : Véritable histoire et description d’un pays habité par des hommes sauvages nus féroces et anthropophages situé dans le nouveau monde nommé Amérique inconnu dans le pays de Hesse avant et depuis la naissance de Jésus-Christ jusqu’à l’année dernière. Hans Staden de Homberg en Hesse l’a connu par sa propre expérience et le fit connaître actuellement par le moyen de l’impression à Marbourg chez André Kolben à l’enseigne de la feuille de trèfle. 1557.