Un shéma pour orienter notre réflexion
Texte élaboré dans le cadre du groupe de travail Jean Berthelot sur la cumulativité dans les sciences humaines et n’engageant que son auteur.
Dans le prolongement de notre double formation, nous avons voulu situer nos démarches à la fois par rapport aux sciences de la Nature et par rapport aux sciences de l’Homme et rechercher la possibilité de construire un savoir présentant une véritable cumulativité des connaissances.
Ces préoccupations nécessitent que l’on dépasse le cadre limité de l’archéologie et de l’anthropologie pour rechercher des niveaux de plus grande généralité. Nous en voyons au moins trois au dessus des préoccupations d’ordre disciplinaire. Le schéma présenté dans la page précédente « cumulativité » rend compte de cette situation.
L’archéologie et l’anthropologie face à la généralité des savoirs
On distinguera ici la méthode logiciste des notions de paradigmes et de programmes.
Le terme méthode permet en effet de qualifier le logicisme, qu’il soit appliqué à l’archéologie ou à toute autre discipline, et de distinguer cette approche de ce que l’on qualifie ici de paradigemes et de programmes.
En deux mots, il s’agit d’une épistémologie pratique de la présentation de la preuve. La démarche est épistémologique puisqu’elle tend à préciser les modalités de la connaissance; elle est pratique car elle s’attache essentiellement à produire des outils facilitant le travail de l’archéologue; elle concerne l’administration de la preuve puisqu’elle n’aborde pas les processus coginitifs de la découverte, mais uniquement les moyens permettant de formuler de façon articulée, et donc de communiquer, les démonstrations proposées et les résultats obtenus. Par contre, elle dépasse le cadre limité de la seule archéologie puisque les problèmes abordés se retrouvent dans d’autres disciplines des sciences humaines ou des sciences de la nature.
Cette distinctions est importantes car elle permet d’articuler la stabilité relative atteinte aujourd’hui par le logicisme (ce qui ne signifie pas que tout est résolu) avec la dynamique propre à des recherches particulières sur les plans L (lieux), T (temps) et F (fonction), tant sur le plan théorique que pratique.
Rechercher la possibilité de construire un savoir présentant une véritable cumulativité des connaissances nécessite que l’on dépasse le cadre limité de l’archéologie et de l’anthropologie pour rechercher des niveaux de plus grande généralité. La méthode logiciste ne se situe en effet pas au même niveau que certains programmes disciplinaires, une situation qui peut créer une certaine confusion. Cet éclaircissement est nécessaire pour fixer les limites de l’exercice et dissiper l’idée d’une quelconque suprématie de la méthode logiciste sur les autres programmes de l’archéologie. Notre approche n’est que complémentaire et ne remet nullement en cause la légitimité d’autres approches de l’archéologie ou de toute autre discipline. Le terme de hiérarchie n’implique strictement que le plus ou moins grand degré de généralité de certains problèmes épistémologiques. La maîtrise du niveau de plus grande compatibilité n’est ni indispensable, ni surtout suffisant, pour assurer le succès des programmes disciplinaires.
Nous voyons au moins trois niveaux de généralisation croissante au dessus des préoccupations d’ordre disciplinaire, soit un total de quatre niveaux. Le schéma de la figure rend compte de cette situation.
Niveau 1 : originalité des paradigmes disciplinaire
Chaque discipline développe un langage scientifique (plus contraint que le langage naturel) qui lui est propre et qui répond à son objet et aux questions posées. Il n’y a donc pas lieu de chercher à tout prix des concepts passe-partout. La terminologie de la physique ne rend pas compte des phénomènes liés à la biologie de l’évolution. La terminologie de la biologie ne s’applique pas aux sciences humaines. Cette variété n’est en aucun cas contraire à la méthode scientifique sensu lato. La transposition du langage d’une discipline dans une autre peut au contraire provoquer de graves malentendus.
Les termes théories et modèles seront utilisés à ce niveau dans le cadre de ces recherches particulières illustrant le potentiel de chaque programme en particulier, notamment dans le domaine de la cumulativité.
Niveau 2 : opposition des sciences humaines et des sciences de la nature
On peut montrer que les sciences de l’Homme partagent entre elles un certain nombre de particularités qui les distinguent des sciences de la Nature, notamment des sciences de la Vie. Plusieurs disciplines revendiquent en effet la possibilité de construire des savoirs originaux distincts de ceux des sciences de la Nature.
Trois domaines de réflexion se situent à ce niveau stratégique.
1. Le comportement humain résulte à la fois de contraintes génétiques, culturelles et environnementales. On sait qu’on ne peut évaluer la part du génétique et du culturel dans le détermination d’un trait comportemental humain, car ces traits ne s’additionnent pas (Courgeau, Velta 2002). Les sciences humaines se distinguent donc des sciences naturelles, en l’occurrence biologiques, puisque leur(s) discours s’applique(nt) à cette réalité complexe correspondant à des propriétés émergentes qui leur sont propres, et non au seul déterminisme biologique.
2. Les connaissances humaines évoluent selon le principe de l’hérédité des caractères acquis. Selon Alain Testart (site personnel alaintestart.com : Les modèles biologiques sont-ils utiles pour penser l’évolution des sociétés ?), les sciences sociales ne peuvent, en tant qu’objets, être assimilées aux sciences biologiques, notamment en ce qui concerne leur nature et leurs mécanismes de transformation dans le temps. Dans la théorie de l’évolution des espèces, conçue à l’origine par Darwin comme une réponse pour penser l’évolution biologique à l’encontre du transformisme social issu de la Philosophie des Lumières, les changements situés à l’origine de l’innovation sont aléatoires et indépendants de la sélection. Elles affectent, selon Darwin, les individus séparément les uns des autres, ce qui fait de l’adaptation un concept clé de ces disciplines, du moins dans la Nouvelle synthèse qui trouve son équillibre dans les années 60 (équilibre remis en question notamment par Stephen J. Gould, 2006). Ces caractéristiques ne se retrouvent pas dans les sciences humaines.
– L’homme ne fait et n’imagine que des solutions adaptées, ou, au minimum, peu adaptées tant au niveau technique que social.
– Les changements sociaux ne sont en aucune façon aléatoires, comme le conçoit Darwin. Les changements sociaux mettent toujours en jeu la volonté. Ils sont, pour la plupart, intentionnels et préparés ou, du moins suscitent-ils des actions ou des réactions volontaires.
– L’homme est capable de corriger lui-même les conduites et les formes sociales les moins bien adaptées.
– Il n’y a rien dans le monde social qui ressemble à la dualité entre une cause interne comme les mutations en biologie et une autre comme l’adaptation.
– Dans une culture, il convient de distinguer les connaissances, des conduites, idées acquises, partagées et considérées comme normales dans la société considérée.
– On peut établir à la rigueur un parallèle entre la transmission génétique et la transmission des connaissances. Par contre la circulation des idées constitutives de la culture ne suit pas ce type de transmission : elle n’obéit pas à des lois précises, les idées peuvent être reçues ou refusées, elles ne circulent pas obligatoirement par paquets, mais en tous sens au sein d’un groupe social, horizontalement ou verticalement, de haut en bas ou de bas en haut, celui qui reçoit une information n’est pas fait à l’image de la personne émettrice, les idées ne sont pas mises à l’épreuve, elles sont acceptées ou rejetée a priori avant de les tester.
3. De nombreuses disciplines des sciences humaines mettent en avant, sous des dénominations et des contenus variables, l’importance de la volonté et/ou de la rationalité des acteurs dans la construction des faits sociaux, un niveau de conscience qui n’existerait pas, du moins à ce niveau de complexité, dans le monde animal.
Niveau 3 : opposition entre processus scientifiques et histoire au sein de l’explication
L’identification d’un troisième niveau de réflexion repose sur la constatation que toutes les disciplines d’observations analysant des phénomènes complexes se déroulant dans le temps -qu’ils soient d’origine naturelle (évolution de l’Univers, de la croûte terrestre, des espèces vivantes) ou humaine – se situent toujours au sein d’une opposition entre des processus récurrents généraux, sinon toujours universels, appelés ici mécanismes et des phénomènes diachroniques irréversibles relevant de l’histoire. Cette opposition reste fondamentale dans la méthodologie de la connaissance en ce qu’elle permet d’opposer deux types d’ « explications » distinctes, bien que relevant toutes deux du processus scientifique : les prédictions locales (au plan F) liées aux mécanismes et les explications a posteriori (aux plans L et T) relevant de l’histoire, une distinction essentielle relevée par exemple par le paléontologue Gould à propos de la théorie de l’évolution.
Où en sommes nous aujourd’hui ?
Désormais nous pouvons proposer une démarche intégrée qui réunit trois type d’exigences (Gallay 2015) :
– une exigence formelle relevant du logicisme,
– une exigence structurale en relation avec le développement de certains outils mathématiques et logiques sensu lato,
– une exigence explicative issue d’une perspective actualiste de l’anthropologie
Nous proposons dans cette perspective une démarche en quatre points qui intègre données archéologiques, ethnohistoriques, ethnologiques et linguistiques. Cette nouvelle approche -développée à travers l’étude du monumentalisme funéraire africain – tente de dépasser une vision de l’ethnoarchéologie que nous considérons aujourd’hui comme trop limitée.
Une démarche ethnographique actualiste (P0)
Le monumentalisme funéraire saharien et sahélien doit être situé par rapport à un certain nombre de paramètres actualistes, parmi lesquels il convient de retenir des données ethnographiques portant sur un certain nombre de concepts théorique de l’anthropologie au plan socio-politique et des données sur les sociétés précoloniales occupant la zone (Konso, Nuer, Shilluk, Toubou, Touareg, etc.), décrites selon des critères précis (Testart 2010). En parallèle, les données linguistiques (relations avec les différentes langues des phylums afrasien/afro-asiatique et nilo-saharien) permettent de contextualiser/spécifier les inférences retenues et de proposer un cadre dynamique aux descriptions.
Une démarche anthropologique : définir la structure dynamique du phénomène (P1).
En suivant Testart (2012) nous distinguons les sociétés (nos régularités) des cultures (nos scénarios). L’analyse des données centrées sur les types de sociétés permet seule une approche évolutionniste. La démarche cladistique (fondée sur la notion de descendance avec modification) est à nos yeux l’instrument adéquat pour ce type d’analyse (Gallay 2012).
Une démarche historique (P2)
Sur cette base nous pouvons insérer le développement des rites funéraires dans un scénario historique.
Une perspective évolutionniste (P3)
L’élargissement des résultats éthiopiens (Gallay 2016a et b) à l’ensemble de la bande saharienne et sahélo-soudanaise et l’intégration des données acquises sur le mégalithisme sénégambien montrent que les coutumes funéraires ne s’insèrent pas facilement dans la taxonomie cladistique décrivant la dynamique évolutive des sociétés et ne constituent donc pas, dans cette perspective, des clades homogènes. Mégalithisme, sépultures tumulaires, sépultures en fosse caractérisent en effet des types distincts de sociétés holocènes placées entre les sociétés de chasseurs-cueilleurs et les sociétés étatiques. Cette question reste néanmoins ouverte en l’état actuel des investigations.
La prise en compte du contexte climatique apporte également des informations sur un mécanisme essentiel de la dynamique géographique des populations et les causes des migrations.
Nous pouvons, dans cette perspective, opposer vision paradigmatique et vision syntagmatique.
La vision paradigmatique regroupe les données P0 ethnographiques actualistes et la contextualisation linguistique des ces informations. Toute généralisation ethnologique doit en effet être située dans un contexte particulier avec une vision qui, en l’état de l’art, n’est pas universaliste.
Ces informations débouchent à un niveau supérieur P1 sur une classification des types de sociétés mobilisées dans la construction
La vision syntagmatique repose au niveau P0 sur les données ethnohistoriques et archéologiques concrètes valables pour une région donnée. Elle débouche au niveau P2 sur des scénarios historiques spécifiques, puis, au niveau P3, sur des considérations visant les modalités d’évolution des sociétés.
Cette procédure suscite les remarques suivantes :
- Le processus est globalement empirico-inductif (bottom-up).
- La contextualisation linguistiques des références ethnographiques montre que nous ne cherchons pas, dans ce cas, des lois universelles et encore moins des lois biologiques, ce qui serait ridicule.
- La démarche hypothético-déductive (top-down) se situe à l’articulation de domaine paradigmatique et syntagmatique (fig. 1, point X) et ne constitue qu’une petite partie de l’analyse.
- En aucune étape de la démarche nous trouvons de démarche « expérimentale » dans le sens restreint des sciences dures (Passeron 1991).
Quelques références
Gallay (A.) 2012. Approche cladistique et classification des sociétés ouest-africaines : un essai épistémologique. Journal des Africanistes (Paris), 82 (1-2), 209-248.
Gallay (A.) 2015. Construire une paléoanthropologie. Archeologia Polski, 60, 39- 51.
Gallay (A.) 2016a. Monumentalisme et populations de langues est-couchitiques en Ethiopie 1: une approche anthropologique. In : C. Jeunesse, P. Le Roux & B. Boulestin, (eds). Mégalithismes vivants et passés : approches croisées. Oxford : Archaeopress Publishing ltd., 191-218.
Gallay (A.) 2016b. Monumentalisme et populations de langues est-couchitiques : 2. une approche historique (Table ronde sur le mégalithisme éthiopien, Strasbourg 19 mai 2015). In : Jeunesse C., Le Roux P., Boulestin B. (eds). Mégalithisme vivants et passés : approches croisées. Oxford : Archaeopresse publishing ltd., 219-244.
Passeron (J.-C.) 1991. Le raisonnement sociologique : l’espace non poppérien du raisonnement naturel. Paris : Nathan, coll. Essais et recherches.
Testart (A.) 2010. Principes de sociologie générale 2.3 : le politique, démocraties et despotismes, séminaire donné au Collège de France, inédit. http://www.alaintestart.com, site officiel d’Alain Testart, manuscrit retiré au décès de l’auteur.
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